La valeur immorale du travail
Par Jean-Christophe Duval
Dans ces articles, certains seront peut-être outrés de voir que j'utilise parfois le terme « esclavagisme » lorsque je désigne le « salariat ». Premièrement, comprenons que tout le monde n'est pas forcément concerné par cette façon radicale de voir les choses. Si vous aimez votre travail, si votre activité est convenablement rémunérée, qu'elle ne vous frustre pas, ne relève pas du « bullshit job », n’occasionne aucune ou très peu d'externalités négatives, qu'elle est réellement utile socialement, ne relève pas du chantage physiologique (tu travailles, tu bouffes ! Tu travailles pas, tu ne bouffes pas !), ne met pas votre vie ou votre intégrité physique en danger, alors non ! Vous n'êtes pas un esclave, vous faites partie des quelques pourcentages des gens qui ne le sont pas.
Ce qu'il faut comprendre dans cette façon de voir les choses, c'est qu'à une époque où l'huile des robots remplace de plus en plus notre sueur, on nous demande de faire couler encore plus nos sueurs de nos fronts, pour tenir bon dans une certaine compétition contre des machines et de sorte à ce que celles-ci ne nous confisquent pas trop vite nos utilités. C'est aussi en cela que je considère que ce « manque de maturité sociétale », ce refus d'upgrader notre monde à cause d'une vision archaïques de la vie et de la responsabilité humaine, n'est qu'une forme d'esclavagisme moderne. Parlons aussi de ces auto-entrepreneurs « uberisés » qui cravachent 70 heures par semaine, pour 1000 euros par mois, sans congés payés, sans retraite, et sans aucune couverture sociale... La liberté qu’ils disaient.
Je considère qu'il s'agit ici, d'une organisation humaine qui a urgemment besoin de se transformer. Je crois simplement très fort en ce que Keynes disait en 1930 : « Un jour, les hommes travailleront 12 heures par semaine ». Être contraints de nos jours, à travailler beaucoup plus que cela, à « brader notre vie pour gagner notre survie », relève d'une incompréhension de ce message. Nous avons donc raté la mise en application des idées de Keynes ; ces articles se posent là pour vous les rappeler.
À une heure où nous pourrions retrouver notre temps et nos loisirs, on nous dit qu'il faille mieux retourner à un labeur comptabilisable. Pourtant dans nos vies, nous sommes souvent amenés à réaliser des actes gratuits et qui relèvent de la bienveillance. Je vais prendre des exemples clichés ; aider une mamie à traverser la rue, ce n'est pas quelque chose qui est comptabilisable, mais qui cependant est utile, idem que donner de son temps gratuitement pour aller dépolluer les plages avec des associations écolos. La comptabilité nous rappelle que le temps, c'est de l'argent et qu'il serait plus pertinent de ne pas le perdre avec des choses qui ne rapportent rien, mais plutôt de consacrer le maximum de ce temps avec des choses qui rapportent. Cette façon de voir les choses nous à amené à faire une confusion aberrante entre les notions de responsabilité, de pertinence, de productivisme et de mérite.
Ainsi, on trouvera qu'il est plus pertinent, responsable et méritant de produire ou de vendre des choses polluantes que de réparer la pollution que ces choses ont engendrées. Moralité, produire de la merde ça rapporte du fric et nettoyer la merde ça coûte du fric. Notre système économique nous a fait adopter une vision paradoxale de l'utilité.
Le terme esclave que j'utilise pour caractériser ma pensée est peut-être un peu outrageant, certes. Mais il est urgent de se questionner sur la pertinence de la condition de l'homme moderne. Être sommé par le chantage physiologique à produire ou vendre des choses qui sont le plus souvent truffées d'externalités négatives est la malédiction de ce type de comptabilité à laquelle nous sommes soumis. Il faut comprendre que ce sont souvent les activités les plus rentables qui occasionnent le plus de nuisances. Tout simplement à cause de cette « loi dynamique » du matérialisme :
Comme en physique, où toute action occasionne une (ou des) réactions, je pars du principe que toute transformation occasionne deux choses : des bénéfices et des nuisances. Donc, si vous cherchez à faire une activité qui vous apportera le plus possible de bénéfices, vous provoquerez alors à la nature des transformations qui vous ferons avoir ces bénéfices, mais qui, du même coup, provoqueront aussi leurs lots de nuisances.
En revanche, le contraire est aussi vrai ; si vous cherchez à réparer des nuisances, ou à éviter que vos transformations n'engendrent trop d'externalités négatives, vous sacrifierez une partie de vos bénéfices au profit de la bienveillance, de la précaution, ou du moins, à participer à un certain équilibre entre le profit et notre empreinte écologique.
Nous voyons ici que la volonté de nuire le moins possible est assez peu compatible avec les dynamismes spéculatifs de l'économie. La monnaie dette oblige à n'envisager l'action humaine que sous une vision comptable et productiviste des choses. Le fait qu'une activité rapporte « 100 » immédiatement à une poignée d'individus et coûte demain « 500 » à la collectivité, c'est un critère de philosophe, certainement pas un critère de rentier.
Ainsi, nous sommes esclaves de nos propres désirs, de nos propres orgueils, de nos propres envies, de nos propres sociétés conformistes qui érigent au rang de vérité la réussite sociale et financière, sans contraintes limitantes et sans cas de conscience, et sans aucune prise en compte des externalités négatives que nous engendrons.
Nous nous forçons souvent au labeur pour justifier et prouver notre aptitude à une appartenance sociale, mais lorsqu'on y réfléchit bien, on constate souvent que le labeur que nous pratiquons, au-delà du fait qu'il nous permet de gagner notre vie, provoque souvent plus d'externalités négatives que de choses bénéfiques pour la société. Vous êtes ingénieur dans l'obsolescence programmée ? Faut-il en être fier et gratifié ? Vous ne faites rien d'autre que de créer des composants qui feront tomber en panne les machines au bout de 5 ans. Le but de cela ? Rendre les rotations commerciales plus fréquentes. Qui le demande ? C'est tout un paradigme économique qui nous le demande ; votre entreprise qui doit faire du chiffre, vous, qui devez garder votre job, puis la finance, les actionnaires et obligataires qui exigent du rendement financier. L'argent dette encore et toujours. Puis plus tard, nous constatons que le bilan énergétique et environnemental est préoccupant. Même constat pour l'huile de palme et la destruction des forêts indonésiennes, la destruction de la forêt amazonienne. Les externalités négatives consécutives à l'activité humaine sont nombreuses.
Comme nous l’avons vu dans ces articles, le fait que la monnaie soit une dette à rembourser à une banque (théories des banques à réserves fractionnaires) oblige à une vision des valeurs complètement biaisée par un certain réalisme comptable ; le « bullshit job » sera perçu par certains comme un « real job » et le « real job » sera perçu par d'autres comme un « bullshit job ». Tout dépend de l'axe depuis lequel vous vous basez dans un système économique où se concilient difficilement les notions d'écologie, d'éthique et d'économie. Être économiquement responsable vous oblige souvent à être écologiquement irresponsable, et inversement. Car il faut bien comprendre que les activités les plus rentables, sont aussi celles qui occasionnent le plus de nuisances. Ce modèle économique nous contraint à une économie beaucoup trop extractive, la croissance, la création de richesses, ne prennent nulle autre origine que le pillage irraisonné de la nature.
Je vous présente ma rhétorique : nous devrions payer les gens avec un revenu de base pour les remercier de ne pas user la planète en travaillant, que de les obliger à travailler, et qu'ainsi, ils se créent des « bullshit jobs » nuisibles dans cette obligation. Les hommes doivent se défaire de l’idée qu’il ne mériteraient d’accéder à la consommation que s’ils produisent. Et ce, à priori dans un monde où les machines leur confisquent leur productivités.
Le mieux serait encore la mise en place d'une monnaie non-dette de bien commun (c’est une théorie proche du keynésianisme ou de la MMT, ou une monnaie pleine créée par les banques centrales directement à destination de projets non-spéculatifs), qui ouvrirait la voie à la possibilité de créer des vocations de bienveillance qui n'auraient pas pour obligation principale la rentabilité et donc, la nuisance. Il est pertinent à ce propos de s’intéresser à l'EEDR (état employeur en dernier ressort). Après tout, il y a tellement de belles choses, réelles et pertinentes à faire, mais ces choses sont négligées par la finance, juste pour le fait que ces choses ne sont pas rentables. Elles font partie de ces projets "qui coûtent, mais ne rapportent pas".
Écrire commentaire
Peretz (dimanche, 18 août 2019 18:31)
On en revient toujours à la propriété, qui avantage elui qui produit par rapport à celui qui consomme. Du temps du troc c'était alternatif. Avec l'invention de la monnaie, les biens étaient éloignés et échangés sur les marchés. Accaparés par des intermédiaires, leurs valeurs travail de départ étaient modifiés. Au détriment du consommateur final ainsi lésé.