Première partie : Le dilemme
Par Jean-Christophe Duval
Introduction
La crise du coronavirus est un moment assez incroyable où toutes les productions sont arrêtées. Les agents économiques retrouvent leur temps, un état perdu depuis longtemps. Les gens ont le temps de se retrouver via les réseaux sociaux, ils inventent, innovent, philosophent, refont le monde, le sauvent, rebâtissent la société.
Cet état actuel où nos têtes sont relevées du guidon de nos labeurs est sans-doutes propice à l’émergence d’une pensée nouvelle. Pour la première fois depuis l’histoire des hommes, nous osons nous poser des questions que nous ne nous posions jamais avant.
Quelle est la pertinence de ce que nous faisons ? N’avons-nous pas mieux à faire de nos vies ? Faudra-t-il que ce monde calamiteux soit remis en place à la fin de la crise ? Qu’est ce qui nous fait agir de la sorte ? Nous vivons actuellement une fenêtre de temps libre qui nous rendra capables de produire une raison nouvelle, un nouveau mot d’ordre. La rentabilité ne doit plus être l’unique leitmotiv de nos actions, nous devons laisser de plus en plus de place à la pertinence réelle de nos actes et à la précaution dans leurs conséquences.
Nous détruisons notre monde pour trois choses : manger, séduire et rembourser à des banques le tarif de nos réussites sociales.
L'alchimie de notre fin du monde prend sa source depuis plusieurs facteurs allant de la culture morale du travail, endroit où les hommes se contraignent à la servitude par souci de conformisme socio culturel, et le fait que cette servitude soit soumise aux logiques de la rentabilité financière.
Étant convaincu que nos systèmes monétaires et financiers sont un des principaux responsables de la calamité vers laquelle nous nous dirigeons, il convient de faire appel à toutes les idées nouvelles de sorte à dépasser les dogmes dépassés et imaginer un système monétaire différent. Ce système devra être apte à délivrer les hommes d'une servitude absurde, destructrice, contrainte par la dette, et d’orienter leur action vers des projets bien plus pertinents en termes de social, d’humanitaire et d’écologie.
Je postule que notre système financier est incomplet dans la mesure où il ne s’occupe de projets à forte rentabilité et à court terme. La transition écologique a besoin d’une finance radicalement différente que celle que nous connaissons. Cette nouvelle sorte de finance doit être capable de financer des projets de très très longs termes, sans pour autant que la rentabilité ne soit au rendez-vous. En d’autres termes, cette nouvelle sorte de finance ne devra pas être spéculative, mais elle sera simplement la chance que les hommes se donnent pour préserver leur monde et les générations futures du « capitalocène ».
Commençons cette série de deux partie par une compréhension des différents facteurs de notre dilemme.
Utilitarismes
Ce tableau explique les différentes versions des utilités auxquelles les hommes se soumettent. Nous pouvons constater que ces différentes utilités sont soumises à de divers critères allant de la rentabilité aux besoins sociaux, politiques, écologiques, et humanitaires. Le sujet principal de ma thèse est le fait que les hommes se contraignent souvent à réaliser des labeurs sans pertinence réelle, ni raison d'être fondamentale, juste parce que ces "activités d'utilité artificielles" satisferont à une culture morale du labeur et engendreront du rendement financier à la spéculation, tout en entretenant un ordre social basé sur la propriété et la servitude volontaire.
J’emploie ici le terme utilitarisme dans une version quelque peu nuancée des pensées de Jeremy Bentham ou de John Stuart Mill. Après avoir longuement médité sur la recherche d’un autre terme peut-être plus approprié, je me suis résolu à utiliser celui-ci, car il est sémantiquement le plus proche du message que je cherche à faire passer. Mais je vous demande de ne pas nécessairement chercher à y trouver une réelle corrélation.
Je postule qu’une grande partie des choses que les hommes se contraignent à faire n’a aucune utilité réelle ni aucune raison d’être fondamentale, si ce n’est que ces trois choses :
- Donner de la servitude à des hommes « amoureux » de (ou contraints à) la servitude.
- Donner du rendement financier à d’autres hommes amoureux de l’argent.
- Faire perdurer le pouvoir entre les mains d’hommes amoureux du pouvoir.
Servitude et aliénation
Il y a plusieurs origines contraignant les hommes à la servitude, mais pour la démonstration, je ne retiendrai que ces deux-là :
- La servitude "alimentaire".
Satisfaire les nécessités physiologiques. Comme Marx l’a parfaitement démontré en usant de la dialectique Hégélienne du « maître et de l’esclave », nous pouvons dire que le rang de « maître » est déterminé par le contrat de propriété des moyens de production. Le prolétaire, n’ayant rien d’autre à vendre que son temps et sa sueur, ne peut que brader sa vie pour gagner sa survie dans un contrat de servitude. La situation est ainsi « hégélienne » (F.Hegel, dialectique du maître et de l’esclave) ; Propriétaires de tout, vous être maîtres… Propriétaire de rien, vous êtes esclaves. Ainsi, l’ordre social se forme spontanément par le contrat de propriété.
Vous avez beau être un excellent chasseur, si tous les territoires de chasse sont la propriété exclusive de quelques individus, il ne vous reste plus qu’à négocier un contrat de servitude avec les propriétaires. Vous serez alors dans l’obligation de chasser, non-plus une bête de temps en temps pour le compte de votre maisonnée, mais le plus de bêtes possibles pour enrichir le commerce d’un autre.
Cette surexploitation de l’excédent est spontanément engendrée par le droit de jouissance de la propriété exclusive des moyens de production. Proudhon disait « la propriété c’est le vol ! », j’ajouterais, le vol de la liberté de ceux qui ne sont propriétaires de rien ! Car, la liberté des individus est prégnante de leurs sécurité physiologique, privé de vos nécessités physiologiques, vous êtes contraint à la renonciation de votre liberté (servitude). Et l’obligation en cela d’activités nuisibles par la surexploitation des ressources naturelles au nom de la rentabilité. Le philosophe Enzo Lesourt nous dit que notre dilemme actuel n’est pas tant un problème de rareté, qu’un problème de mauvaise gestion de l’abondance. En fait, les choses sont abondantes pour leurs propriétaires, et rares pour les autres... ce qui engendre une situation de besoins propices à la mise en place de commerces et donc, de servitude pour accéder à ces derniers, mais à la base, la rareté n’existe pas, c’est une institution humaine découlant spontanément de la propriété.
- La servitude socio-culturelle, (conformisme, imitation, ambition, séduction, distinction, appartenance, etc.).
Les hommes se contraignent au labeur pour diverses raisons, culturelles, sociologiques, anthropologiques, religieuses. L'individu qui s'adonne au labeur fait preuve de mérite et de vertu dans nos cultures. Originellement, ou plutôt anthropologiquement, l'action de la chasse et de la cueillette nous ont permis de survivre ; celui qui s'adonne au labeur aura sensiblement plus de chances de survivre que l'oisif.
De nos jours, le travail ou plus précisément l’activité ou la profession sont au fondement de ce qui donne aux hommes toutes sorte de gratifications sociales et culturelles dans une société où, logiquement, le labeur engendre le mérite, la justice et la morale de l’effort. En effet, au nom de quel genre de morale, de justice et de mérite accorderions-nous une place sur le podium à celui qui arrive le dernier à une course ? Assez spontanément, notre société a engendré un ordre moral et culturel où l’effort constitue un socle de justifications des valeurs.
Des choses telles que l’intégration, l’acceptation, l’appartenance, la responsabilité, la reconnaissance, le mérite, la morale, la liberté (au sens de « émancipation économique »), la sécurité physiologique, la distinction sociale, la solidité, la dignité, la fierté, la réputation, l’indépendance financière, mais surtout la distinction sociale, nous sont fournies par les niveaux de responsabilités que nous trouvons dans nos labeurs, nos professions.
Nous pouvons souvent constater que les hommes ne se contraignent pas tant au labeur pour produire des choses réellement utiles à la société que de rechercher l'intégration par la conformité sociale, des reconnaissances et des gratifications de la part de la société, juste pour mériter d'avoir fait quelque chose.
D'une part, parce que le labeur a été érigé en une sorte de vérité morale par la société, une conformité à laquelle tout un chacun doit se plier pour être accepté par les autres. Par ailleurs, le fait d'accéder à une profession de « haut rang » permet de satisfaire un désir (narcissique) de gratification sociale et ainsi d'augmenter un certain potentiel de séduction (hypergamie) par le jeu du matérialisme et de la consommation ostentatoire. L'éthologie humaine se sert souvent de la babiole matérialiste dans ses jeux de séduction, car les choses que nous possédons et exposons aux regards de tous semblent nous donner gratifications, solidité, honneurs et puissance. Les choses ostentatoire témoignent de notre solidité économique et de là, anthropologique (sélection sexuelle du plus apte).
Notre société gratifie les gens qui « font » et méprise les gens qui ne « font pas ». C’est ainsi que dans une société où bon nombre de domaines liant à la fois utilité et rentabilité sont épuisés, les hommes se poussent à « faire pour faire » même si rien (d’utile et de pertinent) n’est à faire. Un des buts de cette logique étant, à priori, que les hommes satisfassent un désir de réussite sociale. Peu importe la façon, il convient de suivre la morale culturelle du labeur sous peine d'exclusion sociale.
Je soupçonne que nous sommes arrivés à une époque où bon nombre de choses que les hommes se forcent à faire n’ont pas tant d’utilité réelle ni de raison d’être fondamentales, si ce n’est que de donner de la servitude à des hommes « amoureux » de (ou contraints à) la servitude (pour les raisons évoquées plus haut), ainsi que du rendement financier à d’autres hommes amoureux de l’argent. Cette trame ayant pour effet d’entretenir un ordre social, basé sur la propriété privée des moyens de production et sur un prolétariat qui n’a rien d’autre à proposer que de brader sa sueur et son temps en échange de sa pitance quotidienne ou bien de réaliser ses ambitions ou de satisfaire à des désirs d’appartenance.
Culturellement, les hommes ne se posent jamais de questions qui vont au-delà de l’horizon d’une certaine superficialité sur la pertinence de leurs activités. Ils « font pour faire » parce que la société juge les actifs tels des individus courageux, dignes et responsables, et les gens oisifs comme des parasites infréquentables. La belle société conservatrice dira toujours du travailleur, « cet homme est courageux » « il travaille, donc c’est quelqu’un de bien ». On se posera plus rarement la question, « Est-ce que son travail est pertinent ? », ni même de savoir si leurs activités engendrent pas plus d’externalités négatives que de choses bénéfiques pour la société. Ou encore, si leur activité rapporte une certaine somme d’argent immédiatement à une poignée d’individus tout en engendrant toute sortes d’externalités négatives dont la réparation coûtera demain très cher à la collectivité. On ne se pose pas ces questions-là parce que jusqu'à lors, notre système économique, basé sur une dette, nous impose rendement, performance et court-termisme. Le culte de la performance et de la rentabilité fait que les homo œconomicus ne se posent que rarement ce genre de questions. Seuls seront jugés la superficialité de l'acte et sa rentabilité.
Il semble donc que le critère de rentabilité prévaut sur celui de l'utilité réelle ; nous nous forçons à faire des choses absurdes et nuisibles par le simple fait qu'elles soient rentables pour les banques. En revanche, des domaines socialement et écologiquement utiles ne sont pas sélectionnés par les banques faute de rentabilité. Nous pouvons constater que les choses essentielles ne sont pas forcément rentables et que les choses rentables ne sont pas forcément essentielles. Cette logique entre dans la loi de l'entropie et néguentropie économique que nous allons voir plus loin.
C'est le fait que notre culte du labeur soit liée aux conditions de la rentabilité financière qui contraint les hommes à faire des choses absurdes et polluantes, et ne leur permet pas d'encadrer leurs carrière dans des domaines socialement et écologiquement utiles. La rareté des moyens financiers fait que ce genre de professions, souvent financées par l'impôt ou les donations, n'existent qu'au compte gouttes.
Beaucoup de travail mais peu d’emploi
Toutes cette force de labeur pourrait être une aubaine pour la transition écologique et sociale, les domaines publics et humanitaires. Nous avons tellement de jolies choses à faire… Nous avons tellement de demandeurs d’emplois désireux de retrouver dignité et utilité sociale, tellement de jeunes qui veulent un sens véritable dans leurs actions…
Oui… mais non ! Nous vivons dans un monde où l’utilité écologique et sociale doivent toujours faire profils bas face à l’utilité financière. Le maître mot ici : rentabilité !
Quelle est donc cette alchimie qui nous pousse à faire des choses que nous ne devrions plus faire et nous empêche de faire des choses que nous devrions faire ?
Tout simplement... la finance.
Je dis souvent qu’il y a beaucoup de travail mais peu d’emploi. Il convient ici de bien faire la distinction entre ces deux notions. Si les hommes, soumis à l’aliénation socio-culturelle du travail ou à la servitude alimentaire, veulent du labeur pour les raisons citées plus haut, il serait bénéfique de les faire travailler dans la bienveillance sociale, la réparation écologique, les secteurs humanitaires, mais ce n’est pas si évident. La finance ne finance pas n’importe quoi ; faut-il encore que la rentabilité soit présente.
Un labeur (travail à faire) ne saurait se transformer en emploi (travail qui se fait) que si un éventuel entrepreneur y détecte une plus-value potentielle. Ainsi, beaucoup de domaines qui relèvent du social, de l’écologie, de la bienveillance, ne se transformeront pas en emploi, simplement par absence de rentabilité. Comme ces domaines ne relèvent pas de l’extraction, ils sont incapables de fournir des actifs tangibles à la finance, ils sont ce que Marx appelait « les activités (financièrement) improductives ». À priori, seuls les domaines liés de près ou de loin à l’extraction de matières premières dans le but de leur transformation en marchandises ne sont capables de fournir des actifs tangibles financièrement, donc, seuls ces domaines sont finançables car, ils peuvent rembourser leurs dette. Nous nous sommes laissés enfermés dans une dynamique où seule l’utilité économique va prévaloir sur les utilités sociales et écologiques.
Nous nous sommes enfermés dans une économie où l'on favorise la nuisance parce qu'elle est rentable et où l'on méprise la bienveillance parce qu'elle est une charge !
Ainsi, l’action humaine n’est pas qu’essentiellement déterminée par de la simple bonne volonté, faut-il encore qu’elle satisfasse à des critères financiers. Si les critères financiers de la rentabilité et de la plus-value ne sont pas atteints, toute activité, si belle soit-elle en termes d’écologie, d’humanitaire ou de social, sera décrétée comme activité improductive. Ces activités ne pourront être financées que par l’argent de l’impôt, à l’instar des domaines régaliens.
Mais là on tombe dans un nouveau piège. La fiscalité, c’est le domaine non-marchand qui demande au monde marchand de produire des choses, souvent à externalités négatives, de sorte à tirer de cette production un impôt qui servira à financer la réparation des externalités négatives. On tourne en rond ; c’est ce que j’appelle un « mythe de Sisyphe économique ». L’archétype de l’absurdité économique où l'on se pousse à produire des choses désastreuses pour se donner les moyens (via l'impôt) de réparer les désastres des productions précédentes.
Ce que nous subissons n’est que la conséquence de l’entropie (2ᵉ loi de la thermodynamique)
Toute action engendre une ou des réactions, si je souhaite engendrer une action sur la nature dans le but de réaliser des bénéfices, j’obtiendrai ces bénéfices, mais du même coup mon action provoquera des nuisances, des externalités négatives. Ces externalités négatives peuvent être de plusieurs sortes : sociales, éthiques, dignité humaine, dignité animale, sanitaires, énergétiques, environnementales.
Maintenant, si je souhaite réparer les externalités négatives, je vais engendrer une transformation à la nature ou à la société (transition écologique par exemple), mais comme cette activité répare sans extraire, elle me coûte sans me rapporter.
Pour faire bref :
- Prendre à la nature rapportera des bénéfices mais engendrera des externalités négatives.
- Réparer les externalités négatives ne rapportera rien, mais vous coûtera vos bénéfices.
L’anthropocène est le fait des méthodes extractives que nous pratiquons depuis la nuit des temps, mais déterminé par la finitude inéluctable des ressources naturelles de notre planète. Sur un plan anthropologique, l’association de nos mains et de notre esprit créatif nous a permis de survivre face aux dangers et de faire évoluer la société humaine en fonction de notre faculté de tirer parti des choses que la nature nous fournissait. Aujourd’hui, pour orchestrer notre « philia socio-culturelle » qui tourne autour des valeurs du mérite de l’effort sont liés à une contrainte de productivité économique. Nous prenons sans vergognes à la nature et sans jamais nous poser de questions. Une finance essentiellement rentière nous fait systématiquement orienter nos actes vers des domaines extractifs, car seuls capables de fournir des actifs financiers tangibles.
Pour orchestrer leurs réussites sociales, les hommes encadrent leurs activités autour de domaines liés de près ou de loin à l’extraction. Le fait est que les choses ne vont pas aller en s’arrangeant ; plus nous seront nombreux et plus nous abuserons de choses pillées à la nature pour orchestrer nos réussites sociales selon des codes matérialistes. Sous l’égide d’une combinaison entre la conscience du temps limité de nos vies, de la rareté due à la propriété et la confiscation de l’abondance originelle (théorie de la part maudite), et la compétition que se mènent les hommes entre eux (la dialectique du fouet), nous nous empressons de réussir. Cette réussite déterminée par des critères financiers ne peut que nous contraindre au pillage de la nature.
Nous prenons de façon beaucoup trop brutale, violente et rapide à la nature, que ce que cette dernière ne sera capable de se régénérer à sa propre vitesse.
L’origine de l’utilitarisme marchand irrationnel
La condition de la réussite humaine, ainsi soumise à des critères essentiellement spéculatifs, seules les activités extractives sont sélectionnées par la finance. Mais dans un monde où « l’extraction utile » est déjà occupée par les générations bourgeoises « primo arrivantes », il ne restera aux nouveaux arrivants que l'innovation schumpeterienne. Avec plus ou moins de brio cependant ; nous sommes arrivés à une période historique très justement nommé « la fin de l’innovation ». Beaucoup de choses ont déjà été inventées et ne restent plus à faire. La parade sera alors de « faire du neuf avec du vieux », par le biais de stratagèmes tels que l’obsolescence programmée, ou alors de créer des problèmes que dans le but de faire perdurer le commerce des solutions.
Le marketing actuel a oublié sa raison d’être originelle dans la résolution de problèmes fondamentaux. Ceux-ci sont déjà pratiquement tous épuisés par les innovations historiques et les places utiles sont déjà occupées par les corporations bourgeoises installées depuis bien longtemps. Faute de places "real" pour un nombre satisfaisant de travailleurs, les "dépourvus" doivent inventer et innover en permanence. Mais inventer a ses limites en termes de pertinence et d'utilité réelle. Nous sommes entrés dans le piège où pour faire perdurer son modèle, le capitalisme doit perpétuellement inventer des « bullshit causes » pour justifier sa raison d’être. La "bullshitnovation".
C’est ainsi qu’assez spontanément et inconsciemment notre société, abonnée au culte moral du travail et de la rentabilité, crée des guerres pour vendre des armes, crée des maladies pour vendre des remèdes, crée de l’insécurité pour vendre de la sécurité, crée des désirs pour faire du commerce, crée de l’imperfection pour vous vendre de la perfection, bref, qui invente ou entretient des problèmes pour que perdure le commerce des solutions. Car la production de solutions c’est de l’emploi pour les uns, et du rendement financier pour les autres. De la réussite basée sur le commerces de besoins artificiels.
En définitive, dans le souci permanent d'être reconnus utiles dans un monde où les utilités réelles s'épuisent, nous ne sommes que des bluffeurs, nous passons notre temps à inventer du bluff pour pouvoir continuer de bluffer...
... et nous déclarer utiles, responsables et indispensables au regard des autres. Ces autres, eux-mêmes contraints au bluff pour passer pour des gens biens au regard d’une société où l’inaction semble être un vice impardonnable. Nous nous forçons à la « bullshitnovation » car ne rien inventer, ne rien produire, ne rien faire, semble être la mort sociale de l’homo œconomicus, aliéné à la servitude culturelle et par son désir de réussite et de satisfaire aux conformismes.
Je dit toujours que l’obsolescence programmée c’est le capitalisme sous assistance respiratoire. Un capitalisme qui ne sait plus quoi inventer comme absurdité pour justifier sa raison d’être. Un capitalisme qui tente désespérément de porter à bouts de bras, l’auto-justification de sa propre existence.
La métaphore des trous (le dilemme de l’origine du profit)
Si les hommes désirent du labeur pour orchestrer leur société et obtenir d’elle toute sorte de gratifications et de distinction sociales, nous pourrions en profiter pour leur faire réaliser des tâches dans les domaines sociaux et écologiques. Mais c’est oublier que l’action des hommes n’est pas déterminée que par la simple bonne volonté ; la finance à son mot à dire…et au final, seules les activités capables d’engendrer de la plus-value seront sélectionnées par les rouages de la finance.
Il est illusoire de se défaire du piège consuméro-productiviste avec un système monétaire qui pousse l’action humaine au consuméro-productivisme.
J’ai imaginé cette petite métaphore pour mettre en évidence le fait que c’est notre système monétaire qui pousse à une économie extractive. Comprenons qu’une dette pousse à la discipline économique de la rentabilité. Mais cette rentabilité, c’est la nature qui en est le payeur en premier ressort. Toutes les choses qui se trouvent sur nos établis, sur nos chaînes de production sont des ressources naturelles, des matières premières que nous avons prises à la nature et que nous transformons en marchandises, puis ces marchandises en chiffre d’affaires. Ce chiffre d’affaires est la seule chose qui fournira des actifs tangibles capables de rembourser une dette.
Par exemple, si je souhaite réussir socialement en créant une entreprise, il faudra que je prouve à mon partenaire financier (mon banquier) que mon affaire est rentable. Imaginons deux hypothèses :
1) je vais voir ma banque pour qu’elle me prête de l’argent pour le lancement de mon entreprise. Si je faisais un navire de pêche, il est probable que mon banquier me suivrait ; le poisson étant le chiffre d’affaires de mon entreprise, je suis capable de rembourser mon emprunt.
2) Maintenant deuxième hypothèse : je souhaite créer un navire de dépollution des océans. Ici le banquier sera beaucoup plus réticent, de où vient mon chiffre d’affaires ? Quel est mon modèle économique ? À moins d’être subventionné par les pouvoirs publics, il est évident que mon projet essuiera le refus du banquier. Comprenons bien que dans un monde financier tel que le nôtre, seule l’utilité économique semble prendre le pas sur l’utilité écologique et sociale. Votre projet aura beau être nécessaire écologiquement parlant, si la rentabilité n’est pas au rendez-vous, son financement ne se fera pas. Ce qui est essentiel n'est pas forcément rentable, et ce qui est rentable n'est pas forcément essentiel.
Ces gens ont toujours l’air de nous dire : Si ce n’est pas rentable de sauver le monde, alors ce n’est pas utile de le sauver...
Mais il convient je pense de se questionner sur un dilemme que les économistes hétérodoxes se posent depuis longtemps, c’est le dilemme de l’origine du profit. D'où provient le profit ? Il proviendra des ventes que vous ferez à vos clients certes, mais en définitive, qui paye pour tout cela ? Qui paye la facture finale de la réussite économique humaine ? Et si l'on répond que le chiffre d'affaires provient du paiement d'autres acteurs, quelle peut bien être l'origine première de leur argent ?
C’est ici que je vous propose cette "métaphore des trous". Imaginons que mon banquier me prête de quoi créer mon entreprise et que cette dernière correspond à un trou de 10 coups de pelles, il faudra que je rembourse mon banquier (10 coups de pelles), plus le coût de l’intérêt de l’emprunt (2 coups de pelles) et que je réalise une marge bénéficiaire (3 coups de pelles), il faudra que je trouve donc un client (agent économique "B") qui devra s’endetter à hauteur de 15 coups de pelles de sorte à me désendetter et faire réussir mon entreprise. Comprenons que dans un système à monnaie dette, c’est l’endettement des uns qui permet de désendettement des autres ! Cet agent économique "B" devra à son tour se désendetter grâce à l’endettement d’un agent "C" à qui il devra vendre à hauteur de 20 coups de pelle (15+2+3) et ainsi de suite. L’usure (l'intérêt bancaire) et le bénéfice de l’entreprise coûtant à chaque étape 5 coups de pelle supplémentaires, chaque acteur devra s’endetter à plus forte raison.
J’emploie volontairement des valeurs fixes (« 2 » pour l’usure bancaire et « 3 » pour la marge bénéficiaire) pour simplifier la démonstration, mais dans la réalité ce sont des pourcentages, ce qui fait que cette courbe aura une forme exponentielle ; ce qui rend les choses encore plus catastrophiques sur le plan écologique. Dans une vague cyclique d’entêtement et de désendettement des uns et des autres, chaque agent économique devra encadrer sa profession dans une activité ayant plus ou moins rapport avec l’extraction de ressources naturelles et en vendant le fruit de sa production à un acteur suivant, et ainsi de suite, engendrant à chaque fois l’obligation d'une extraction de plus en plus importante.
C’est à cet endroit que la métaphore des trous devient la calamité des trous réels que nous faisons à la nature. Une dette ne se remboursant qu’avec des actifs tangibles, que ces actifs tangibles ne peuvent provenir que de l’extraction de ressources naturelles...
...nous nous obligeons à faire des trous de plus en plus grands dans la nature pour combler des trous de plus en plus gros sur nos feuilles de comptabilité.
Ainsi, l’origine du profit n’est qu’un pari sur le futur où la réussite de chaque agent sera lié à des cycles d’entêtement monétaires comblés par des désendettements de plus en plus extractifs. Le désendettement des uns ne pouvant se faire que par l’endettement des autres et par leur participation systématique dans l'exploitation des ressources naturelles.
C’est donc notre système à monnaie dette (économie monétaire de production à monnaie dette endogène) qui pousse à la croissance. J’en conclus que la croissance et l’extraction de ressources naturelles sont la conséquence d’une « économie monétaire de production », car la monnaie, diffusée sous forme d’une dette, pousse chaque acteur à une discipline économique productiviste et nécessairement extractive.
Le monde est pris dans une sorte de piège diabolique où, par "servitude alimentaire" ou par conformisme culturel et désirs de gratifications sociales, les agents sont poussés à la réussite économique. Mais pour ce faire, ils doivent s’endetter et se désendetter par une extraction destructrice.
Nous n'avons pas encore imaginé un système monétaire où les gens pourraient réussir, gagner leurs vies, autrement que par l'extraction.
L’alchimie de la fin du monde trouve ici ses deux principaux ingrédients : la contrainte culturelle du labeur accouplée à notre système monétaire.
Certains d’entre vous penseront que leur activité n’a rien à voir avec l’extraction, que leur profession relève du service. Comprenons que toutes nos professions sont posées sur une chaîne de secteurs, les secteurs primaires (extraction), les secteurs secondaires (transformation) et les secteurs tertiaires (commerces et services). Le premier maillon de cette chaîne étant l’extraction, si celui-ci n’existe pas, cette chaîne n’existe pas, et toutes nos professions posées sur cette chaîne n’existent pas non plus. D’une façon où d’une autre, nos professions ont toutes un rapport plus ou moins lointain avec l’extraction de ressources naturelles.
Conclusion et synthèse : Le syndrome de l’île de Pâque
Nous connaissons tous l’île de Pâques au large des côtes du Chili. Bien que la théorie que je vais avancer, et qui avait été aussi avancée par Jared Diamond, a été démontrée fausse par les archéologues, je vais cependant la conserver pour les besoins de la démonstration. Il avait été supposé que les habitants de l’île de Pâques avaient coupé tous les arbres de leur île pour faire rouler les statues à l’endroit de leur érection. Détruisant ainsi toute la forêt et tout leur écosystème nourricier, les habitants périrent de faim et de violences provoquées par la rareté des nécessités physiologiques.
De la même façon que les habitants de l’île de Pâques ont détruit leur écosystème pour ériger des idoles, les habitants du monde entier détruisent leur écosystème pour ériger des babioles.
Nous devons imaginer une théorie économique où l’existence de la monnaie ne devrait plus être justifiée par la production de marchandises. Si nous sommes incapables de faire cela, nous nous contraindrons à détruire nos écosystèmes par l’extraction de ressources naturelles et par la productions de marchandises dans le seul but de justifier la création du profit et l'existence de la richesse.
Écrire commentaire
Guy Dablin (mardi, 03 mars 2020 18:40)
Merci. Très instructif et pertinent.
Mais: la première chose à faire savoir au gens du monde entier pour créer un point d'accord et de focus est que des banquiers, individus privés, contrôlent l'économie par leur droit d'octroyer des prêts. Ils supplantent ainsi les gouvernements. Il faut pousser les politiciens de tous pays à annuler ce droit de créer de l'argent à partir de rien, et redonner aux gouvernements individuels le contrôle de la création et distribution de l'argent.
Dominique Gagnot (mercredi, 04 mars 2020 22:33)
Bonne approche, soft et pédagogique. (Très) différente de la mienne, pourtant on arrive aux mêmes conclusions!
Chirurgien (vendredi, 27 mars 2020 08:08)
A condition de lobotomiser les individus afin qu'ils n'aient plus goût au pouvoir, aux honneurs, aux possesions. Mais ce serait le règne des chirurgiens...