La valeur morale du travail
Par Jean-Christophe Duval
Je pense qu'il est primordial, lorsque l'on quitte quelque chose, de savoir très précisément ce que l'on quitte de sorte à le quitter plus facilement. Et aussi, de savoir par quoi remplacer la chose que l'on quitte. Je tente ici de faire le tour de tout ce qui va bloquer dans nos mentalités, lors de notre prochain « divorce » avec une certaine idée du travail. Comme nous pouvons le constater dans notre société, les gens sont culturellement très attachés à la valeur morale du travail.
Mais de quoi parle-t-on ? Quelle est cette valeur morale du travail ? D'où cela nous vient ? Et comment cette notion nous est transmise de génération en génération ? Je suppose que cette notion de valeur travail est une notion qui relève à la fois de la sociologie, de la psychologie, et de l'anthropologie. De la psycho-socio-anthropologie si je puis me permettre. Elle est constitutive à la fois de notre socle social, et de notre intégration en tant qu'individu au sein de ce socle. Constituant par là même, la base de notre santé psychique grâce à l'intégration, la reconnaissance, la socialisation, l'acceptation de notre « moi » par le « moi des autres ». Dans un conformisme culturel où la responsabilité et le mérite sont souvent perçus comme les symboles de la compétence et de la virilité pour les hommes, et d'émancipation pour les femmes ; il est de bon ton d'avoir une activité rémunératrice qui fait de nous des individus responsables, émancipés, aptes à être fréquentés et acceptés dans un clan, une famille, un groupe, une société.
Dans cette ambiance, souvent, le chômeur est considéré comme un être irresponsable, paresseux, vicieux et ayant fait le choix immoral de vivre tel un parasite aux crochets des autres qui travaillent. Si je peux comprendre la lassitude et la colère montante des travailleurs qui paient des impôts et des taxes pour financer les systèmes sociaux, je dois aussi mettre l'accent sur le fait que, ces travailleurs ont une épée de Damoclès sur la tête. Ils savent tous très bien que dorénavant, la société est sous le joug des attaques antisociales et néolibérales, le chômage n'est plus très loin de la porte de leurs entreprises. Nous sommes tous concernés. De plus en plus rares, sont les entreprises qui présentent un bilan comptable vraiment satisfaisant. Et on peut très bien comprendre que même si notre entreprise est saine et viable aujourd'hui, il est assez possible qu'elle soit atteinte demain d'un effet de contagion ou d’un effet domino, qui nous fera mettre la clé sous la porte et licencier des gens, tel que c’est le cas lors des crises.
Il n'y a pas si longtemps on entendait les gens dire qu'ils sortaient d'une boite pour aller travailler dans une autre. On entendait souvent nos pères et nos grand-pères tenir ce genre de discours. Mais tout cela, c'était les trente glorieuses. Tout a changé maintenant. On a eu les quarante piteuses, et actuellement, c'est la crise. Les gens de ces générations, parfois, ont un mal fou à s’imaginer que ce n'est plus comme cela maintenant. Et certains vont avoir parfois, un comportement méprisant envers les individus privés d'emplois. Ils vont alors user d'arguments conservateurs, tels que « Chacun sa gueule !», « Marche ou crève ! », « Les chômeurs sont responsables de leurs conditions !», « ils n'ont qu'à se sortir le doigt du cul !», « C'est des fainéants, des parasites ! ». Même de la part de « certains petits jeunes » parfois, qui nous disent qu'il suffirait simplement de « traverser la rue ».
Ces faits, ces insultes, ces humiliations ancrent encore un peu plus dans nos esprits l'importance de la valeur morale du travail. Et le besoin impérieux de mettre en responsabilité chaque individu face à son devoir d'assumer son existence physiologique et matérielle au sein de notre organisation sociale. Chaque humiliation ou remontrance résonne dans nos psychés comme des coups de pied aux fesses, qui sont censés nous pousser à agir, à se comporter d'une façon responsable et digne d'exister dans un monde où une certaine logique normée de la responsabilité des hommes de travailler (l'individu inutile est un parasite économique qui n'a aucun droit à l'existence.) est assez souvent rencontrée.
Je vous ai fait part précédemment des notions de « Ergon » et « Ponos ». C'est du Grec : « Ergon » signifie une activité passionnante, et « Ponos » désigne une corvée ingrate, dangereuse, et dégradante. Dans l'antiquité, les esclaves étaient naturellement ceux qui effectuaient le « Ponos » pour que les maîtres se réservent l'« Ergon ».
On peut comprendre que vous soyez passionné par votre profession, au point d'y donner une grande partie de votre temps sans compter vos heures. Cela peut être une question de goût, c'est assez subjectif parfois. Ce qui est une activité « Ergon » pour les uns sera possiblement une activité « Ponos » pour les autres, et inversement. Il ne faut pas oublier ce proverbe chinois : « Si tu choisis un métier que tu aimes, tu ne travailleras pas une seule heure de ta vie ! ». Cela veut dire que l'action « Ergon », bien qu'elle permette de gagner une rétribution, n'est pas perçue telle une corvée, mais comme quelque chose d'agréable, voire d'amusant.
Tout le monde n'a pas cette chance de gagner sa vie avec une activité ressentie comme récréative dans un monde où le mérite est souvent désigné comme la prérogative de la contrainte, de la souffrance, éventuellement même du danger. Surtout dans nos cultures qui semblent n'envisager le mérite que par le nombre de gouttes de sueur qui sont tombées de votre front. Après tout, le mot travail nous vient du latin « tripalium » qui signifie torture. Il semble donc que nous ne soyons méritants et acceptés que si nous acceptons promptement la torture de la corvée. Le fait qu’un individu soit considéré comme responsable tient du fait qu’il accepte sa «part de corvée», et ainsi, qu’il ne la laisse pas aux autres.
Si vous êtes artiste et que vous avez réussi à vivre de votre art, en en faisant un commerce, vous pouvez vous sentir heureux et épanoui, puisque cette activité (qui semble ne pas en être une) vous permet de gagner votre vie sans être tributaire de l’assistance. Mais ce « bonheur ressenti » est-ce le cas du type qui travaille 14 heures par jour chez un producteur de smartphones asiatique ? Est-ce le cas du type sur une chaîne de montage qui passe 8 heures par jour à taper continuellement sur une machine ? Était-ce le cas des mineurs de fond à Courrière-les-Lens ? Est-ce le cas des porteurs de soufre du volcan Kawah Ijen en Indonésie ?
Je vous renvoie à cette notion de « Ergon » et « Ponos ». Les hommes sont souvent sommés à la corvée par le chantage physiologique. Car c'est cette corvée qui les conduira à la satisfaction de ces nécessités physiologiques. Pour preuve, il convient de leur demander s'ils feraient cette corvée sans qu'ils y soient contraints ou qu'ils ne soient pas payés pour la faire, juste pour le « plaisir ».
Comme dans le contexte du « chômage structurel de masse », l'emploi, en mesure de dépasser cette nécessité physiologique, devient rare. L'un se bat alors pour chaparder celui de l'autre, alors que l'autre se bat pour conserver celui que l'un convoite. Ce qui aura pour effet, de nous emmener tous au culte de la performance, car ce sera le gagnant de cette performance qui accédera au contrat de travail, au privilège paradoxal d'avoir une servitude. D'être plus digne qu'un autre, parce que supposément plus utile que cet autre. Celui qui accepte la torture plus docilement est supposément le plus méritant. Ainsi se crée la servitude par le chantage, ainsi que l'armée de réserve des chômeurs motivés soit par la faim, soit par l'ambition.
L'univers enchanté du culte de la performance prend sa source dans l'idée que l'acceptation de la corvée est un signe de maturité, de stoïcisme, de force, de virilité. Le capital se frotte les mains de cette manne de travailleurs motivés et faisant de l'activité la plus « Ponos » un gage de virilité, de gratification et d'honneur. Un peu comme de gentils chevaliers blancs au service du capital. Cela me rappelle le service militaire. J'étais dans l'infanterie, et lors de certaines manœuvres en compagnie de parachutistes, ces derniers ne perdaient jamais une occasion de taquiner les bérets bleus de l'infanterie que nous étions, de « faux guerriers ». Les vrais guerriers, ce sont les bérets rouges ! Ceux qui ont le courage de « sauter » (en parachute) ! Le concours puéril de celui qui a « la plus grosse », pourrait-on dire.
Ethnologiquement, nous pouvons voir ce type de comportement sur de nombreux points du globe. Par exemple, ces tribus d'Amérique du Sud, où l'épreuve de virilité et de maturité sera de plonger ses avants bras dans un nid de fourmis « balle de fusil ». La douleur ressentie du venin de cette espèce de fourmis est, paraît-il, la plus insupportable sur l'échelle des douleurs. L'objet est de tester son niveau de résilience face à une épreuve qui est censée vous faire dépasser la fragilité de l'enfance, et ainsi d'être reconnu et accepté par vos pairs (et bien sûr, par les femmes à marier) tel un homme adulte, digne et responsable.
Tout cela ressemble étrangement à notre bon vieux service militaire ; l'adolescent frêle, puéril et pleurnichard devenait un homme ou un guerrier en puissance, dès le moment où il incorporait en lui, une résilience face à la douleur, à l'effort et la frustration. La démonstration de cette capacité lui donnait l'accès à la dignité de l'homme mûr. Une des facettes du mérite et de la dignité, dans nos cultures, provient apparemment de l'acceptation de l'effort et de la résistance à la douleur. Faisant de la résistance à cette douleur, le propre de la virilité, de la dignité ou de la maturité ; « Et tu seras un homme, mon fils ! ».
Sous l'égide de cette culture, nos propres éducations nous mènent à la pensée que l’inaction et l'oisiveté doivent être à considérer comme immorales et indignes de l'homme viril. C'est la résilience à la souffrance ou à l'effort qui sera le socle du mérite, et comme le mérite mène à la consommation, ce « way of life » est devenu une conformité pleine de publicités ; celui qui présente de beaux apparats, démontre aux autres qu'il a fait des efforts, et qu'il mérite ces apparats (Voir la « consommation ostentatoire » de Thorstein Veblen) et contribue de cette manière à faire l’apologie de l’effort récompensé en «matérialisme de séduction», dans un environnement culturel où les hommes se cherchent continuellement des trucs «bullshit» à faire, juste pour montrer aux filles qu’ils sont des gens biens, des hommes solides et « anthropologiquement capables ».
Les gens que l'on nomme les « workalcoolics » sont-ils ou non passionnés par leurs activités ? S'ils ne le sont pas, je ne pense pas que ces gens soient amoureux de la souffrance, mais qu'ils acceptent de souffrir parce que la conformité mène à une inconscience aliénante. Ils finissent par envisager la souffrance au labeur comme une sorte de norme de virilité, de dignité ou d'honneur, qui les fera être considérés par leur société comme des gens dignes du respect, parce que supposément courageux.
Si par ailleurs, ils sont passionnés par leurs activités, alors, ils sont des gens qui ont été assez intelligents pour concilier la passion avec la profession, comme les artistes par exemple ; des gens qui ont su faire d'une activité passionnante « Ergon », un commerce viable, faisant d'eux des individus économiquement efficients et indépendants, sans que le ressenti de leur ouvrage ne leur soit désagréable. Une des définitions du génie selon Schopenhauer.
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