L'inflation scolaire
Par Jean-Christophe Duval
Cette idée qui consisterait à faire des études plus longues, car ces dernières seraient supposées vous placer hiérarchiquement et statutairement au-dessus du danger du chômage est un non-sens. Ou plutôt, me donne l'impression que l'on prend le problème dans le mauvais sens. Attention, je ne dis pas qu'il n'est pas vertueux de faire des études, bien au contraire ! Le savoir est indispensable aux devoirs citoyens. Et que si une révolution doit se faire, elle ne se fera certainement pas avec des cerveaux vides, sans projets, sans idéaux, dictés simplement par la colère et les bas instincts.
Une révolution doit suivre avant tout une direction, une idée guide, un projet, et ces choses là, sont conditionnelles à la connaissance. Or ici, l'objet du savoir n'est que la compétition et le dépassement des autres dans le cadre d'un ordre méritocratique et distinctionnel qui se met au service d'une vision marchande de la vie.
Mais le savoir ne devrait plus être une arme de guerre dans la compétition et la prédation, mais plutôt un outil de sagesse dans le désir d'abolir cette compétition. Son ambition la plus noble serait de mettre en place un modèle moins propice à la méfiance de l'autre. Méfiance qui est provoquée par l'acceptation de la compétition comme étant le modèle incontournable.
Mais ce qui compte ici, c'est la finalité « éthique » et humainement pragmatique de la connaissance. Savoir pour aimer ou savoir pour haïr ? Savoir pour savoir, ou savoir pour dominer l'autre et « sauver sa peau » dans la barbarie de la lutte des places ? Faut-il abonder dans le sens de la sélection et de l'élimination cognitive ? Dans la logique d'une sorte de darwinisme scolaire ? La sélection naturelle du plus apte, glorifiée par le diplôme ?
Cette idée me donne sans cesse une vision allégorique en tête. Sachant que le travail se fait chroniquement rare, à cause, de la spéculation qui n'a de cesse de remplacer l'homme par le robot par souci d'économie. Quand les politiques vous disent que telle innovation va créer 1 000 emplois, ils ne vous avoueront jamais que cette même innovation en détruira 10 000 par effet domino. Parce que la logique du rendement spéculatif trouvera toujours plus pertinent dans l'urgence de son intérêt immédiat de remplacer l'humain par le robot. Et que seuls quelques humains resteront pour commander les robots. À priori, et selon la norme de la « méritocratie à la Française » ce sont évidemment les plus diplômés qui gagneront ces carrières.
Alors projetons-nous dans 25 ans... 1 000 BAC + 25 prennent le travail de 1 0000 BAC + 20, et dans 30 ans, 100 BAC + 30 prendront à leur tour le travail des 1000 BAC + 25.
Bien sûr, je grossis, j'exagère l’image pour démontrer l'idée. Mais ce cliché de « darwinisme scolaire » ou « d'élimination cognitive », bien qu'il prête à sourire, est réellement la trame de ce système débile !
Idem pour le monde de l’entreprise. L'entreprise performante se verra dépassée par une entreprise performante +, et par la suite l'entreprise performante + se verra dépassée par une entreprise performante ++, jusqu'au jour où cette dernière se verra dépassée à son tour par une entreprise performante +++. Tel est le culte de la « main invisible » enseigné dans nos grandes écoles de commerce.
L'apologie de la prédation et du parasitisme économique au bon dogme de la liberté individuelle selon le néolibéralisme. Voici donc le destin de nos enfants : une condamnation à un « jeu de cons » interminable. Une carrière de compétition perpétuelle, où les gagnants seront de moins en moins nombreux et les perdants de plus en plus nombreux. Le bon dogme de la logique néolibérale, est-ce que ce monde est sérieux ?
C'est ça que vous voulez pour vos gosses ? Un « jeu de cons », c'est s'enfermer intellectuellement dans un paradigme qui se suppose exclusif et indétrônable. Dans cette logique du « le gagnant remporte tout », comment pouvez vous être aussi certains que c'est forcément votre enfant qui remportera la partie ? Et quand bien même si votre enfant remporte la « première partie », il sera en permanence confronté à la compétition que lui livreront les autres dans leurs soucis perpétuels de se dépasser à tour de rôle.
Est-ce que le fait d'entretenir cette compétition de par notre aveuglement paradigmatique, est réellement pertinent pour la qualité de vie des générations futures ? Et si ce paradigme vous dit qu'il faille vous battre perpétuellement pour dominer l'autre alors vous le ferez, que ce soit par idéologie réelle ou par « behaviorisme bovin ». Mais quel est ce paradigme au fond ? Il ne fait que d'entretenir dogmatiquement la rareté de façon à ce que les hommes s’autodétruisent dans de méritocratiques compétitions scolaires ou professionnelles ! Serait-ce alors sous l'idée morbide que vos compétences scolaires auront le double effet de vous mettre à l'abri du chômage tout en assassinant l'autre ? Et en faisant gagner plus de profits à la spéculation ?
Ce modèle ordonne aux hommes de se battre dans d'interminables compétitions de rendements et d'excellences ! Mais chaque bataille emportée ouvre la porte à une autre. Le culte de la performance se veut perpétuel, de par le modèle même de la compétition et de l'insatiabilité du rendement spéculatif.
Ce monde nous promet une vie de servitude et de lutte des places. Mais dans des luttes, il y a forcément des gagnants et des perdants, et l’effet micro économiste du bon rendement fera que les perdants seront de plus en plus nombreux et les gagnants de plus en plus esclaves de leurs obligations de performances. Cette pyramide méritocratique prend de plus en plus la forme d’une tour Eiffel, peu de gagnants, mais plus haut. Dans cette « grande bagarre des mains invisibles », les générations futures ne connaîtront pas la tranquillité. Par ailleurs, et sur un plan plus moral, ces gagnants ne feront que dominer leur monde sur une pyramide de cadavres sociaux.
Le retour méritocratique de vos victoires sur les autres vous fera accéder à un standing grand comme ça ! Un pourvoir d'achat grand comme ça ! Une liberté grande comme ça ! Une sécurité grande comme ça ! Une intégration grande comme ça ! Une valorisation sociale grande comme ça ! Une auto-satisfaction grande comme ça ! Une gratification grande comme ça ! Une responsabilité grande comme ça ! Une femme belle comme ça ! (je suppose que ce modèle est « motorisé » par un certain machisme, l'hypergamie, et est politiquement patriarcal.) Une vie belle comme ça ! Un habitus grand comme ça ! Une distinction sociale grande comme ça ! Faisant de vous et à votre tour, des consommateurs demandeurs et spéculateurs. Chaque acteur de ce jeu faisant inconsciemment tourner la roue de l’inconscience.
Cette vision mercantile de l'utilitarisme humain, qui supposerait que le travail productiviste serait vertu, est en réalité un vice auto-destructeur. Cette vision des choses est ce que je nomme « l'utilitarisme marchand irrationnel ». Une vision bornée et étriquée de l'utilitarisme qui trouve son absurdité dans son obligation perpétuelle et persistante d'auto justifier sa propre existence. Une existence absurde où les « shadocks » doivent perpétuellement pomper sous peine de disparaître dans une compétition morbide où d'autres « shadocks » seront obligés, pour survivre, de pomper plus vite et plus fort que vous. Et dans le but de survivre et de satisfaire son domaine de gratification, l'entrepreneur ne devient dorénavant, rien d'autre qu'un créateur de « bullshit-job ». On crée de l'inutile et du déraisonnable pour paraître utile et responsable. Le problème serait éventuellement négligeable si cet « inutile » n'était pas si polluant et destructeur, mais c'est loin d'être le cas.
Si le travail (emploi salarié) se raréfie, c'est que ce dernier n'a plus vocation à être l'alpha et l'oméga de notre ordre social, ou du moins, plus dans les mêmes proportions et plus dans cet ordre d'importance intellectuel et culturel. Faire de longues études, d'accord. Mais dans un but de sagesse, et non plus pour satisfaire à la loi du plus fort, dans la morbidité de la compétition néolibérale.
À l'heure où ces lignes s'écrivent, le gouvernement d’Emmanuel Macron tente de réformer l'assurance-chômage et cherche à relancer la formation pour les demandeurs d'emploi, sous la croyance illusoire que si les entreprises n'embauchent pas, c'est qu'elles peinent à trouver du personnel qualifié. Vaste farce que ceci. Ce n'est pas le fait d'augmenter la grosseur des diplômes ou la formation des gens qui va faire augmenter le nombre de postes à pourvoir. Je demande à ces politiciens de faire venir devant les caméras leurs amis chefs d'entreprise promettre ceci devant les Français, et on comptera les points dans 5 ans. Je vous en ai déjà fait part, je ne crois pas en la théorie du déversement.
À l'instar du CICE, je suis prêt à parier que cela ne changera rien, il y aura toujours autant de travailleurs que de chômeurs (peut-être même encore plus de chômeurs qu'avant, par les effets des robotisation / mondialisation). La seule différence, c'est que par les effets de l'inflation scolaire, chômeurs et travailleurs seront tous plus diplômés qu'avant.
Écrire commentaire