Par Jean Christophe Duval
Anthropologiquement et historiquement, le travail « Ergon » (le travail agréable ou passionnant) était réservé à l'élite, tandis que le travail « Ponos » (la corvée épuisante, dangereuse, dégradante et ingrate) était réservé aux esclaves. Apparemment, l'humanité ne l'a pas oublié, et cela est resté dans les « gènes socioculturels », ou tout simplement dans l’orgueil humain. Ce syndrome est amplifié par les effets de l'hypergamie, la sélection sexuelle du plus apte.
Comme les gens désirent être sexuellement sélectionnés par ces dames, elles-mêmes de plus en plus « gradées » dans l'échelle sociale, par les bons effets de l'émancipation de la femme, ils veulent des grades forts, même si ces grades s’encadrent dans des activités n'ont aucune pertinence en terme d'utilité réelle. Les hommes se créent donc des activités d'utilité artificielle qui seront en mesure de les fournir en « bullshit job » et ainsi, la possibilité de continuer à orchestrer un ordre social basé sur le mérite de l'effort, même si l’objet de cet effort n'a aucune raison d'être fondamentale. En d'autres termes, les bluffeurs créent du bluff pour avoir la possibilité de bluffer. Et si par malheur, ils ne parviennent pas à se créer une activité de bluff, à défaut de se trouver une action réelle, le « bonheur hypergamique » ne les sélectionne pas.
Si anthropologiquement ce petit jeu pourrait sembler « mignon », écologiquement, c'est beaucoup moins drôle. En effet, notre planète ne grossit pas, contrairement à la démographie humaine. Et notre Terre ne peut plus être à ce point notre « terrain de jeu » éthologique et anthropologique sans qu'elle ne soit mise en danger (ou plutôt, et de façon plus réaliste, le fait que nous mettions l’espèce humaine en danger). Notre Terre devient beaucoup trop petite pour contenir l'ambition dévorante de plusieurs milliards d'homo œconomicus avides d’un bonheur qui tire sa source depuis une réussite socioprofessionnelle dans une économie extractive.
Observons tous ces étudiants bac+6 en gestion ou en marketing qui peinent à trouver un emploi. Mais si on observe, ce ne sont pas les gérants qui manquent, ce sont les activités à gérer. Ou du moins, l'activité pour laquelle il y aurait quelque chose de réellement pertinent à faire. Du bullshit, on arrive toujours à en inventer ; c’est bien ce qui fait le drame écologique de notre monde.
Un organisme financier serait prêt à accorder un crédit qu'à la condition que votre activité soit rentable. Un labeur potentiel ne devient un emploi qu'à partir du moment où quelqu'un est prêt à donner un salaire pour le faire. La recherche de la plus-value étant le moteur même du capitalisme spéculatif, un entrepreneur ne sera prêt à vous employer qu'à la condition que votre fonction lui apporte une marge commerciale supplémentaire. Par conséquent les individus fraîchement diplômés en recherche de « postes à grade » valorisants, chercheront à créer des activités professionnelles « sexy » à la fois pour eux-même, mais aussi à la condition que l’activité dans laquelle ils serviront répondra à des critères essentiellement spéculatifs. Paradigmatiquement, les hommes se créeront des « bullshit activities » polluantes, à la fois pour satisfaire leurs ambitions et répondre à des critères marchands de la spéculation financière. C’est notre espèce qui a inventé cette “malveillance paradigmatique” : la fin du monde vers laquelle nous allons, nous ne la devons qu’à nous-même.
Les systèmes éducationnels encouragent de façon inconsciente et paradigmatique, la profusion des études de « postes-à-grades » de sorte à ce que les ambitieux deviennent des « sachants » et que ces « sachants » disposent de postes éloignés de la corvée ou de la précarité (le ponos). La pénibilité, la dangerosité, l'ingratitude des petits salaires et la pénibilité est ainsi le lot des « non-sachants » passés par la trappe de la “sélection cognitive”.
La méritocratie scolaire agit ici tel un « sélecteur politique » ; diplômé, vous êtes un acteur du marché avec de bonnes chances d'avoir un « living » attrayant. Non diplômé, vous êtes un “pion” corvéable à la disposition des marchés, vous vivoterez de précarité en postes ingrats, implorant le bon vouloir des DRHs qui n'auront que des « problèmes de riches » d'avoir à choisir entre un « esclave » motivé par la faim et un autre « esclave » motivé par la faim (l'armée de réserve).
Encore une fois, il semblerait qu’il faille bien qu'il y ait des individus scolairement déclassés pour faire le « sale boulot » (le « ponos »), et dans tout ceci, les 6 (plutôt 9) millions de chômeurs de France créent le choix des dominants et la servilité des dominés. Malheur à celui qui ne se montrera pas assez docile, la survie par la « corvée salvatrice » ira à celui qui aura été capable de ramper le plus bas au détriment de tous les autres.
C'est à un de ces endroits que la servitude volontaire semble devenir la « servitude motivée », l'aliénation. La motivation de se transformer en quelque chose d'autre que ce que nous demande notre nature profonde ; transformer l'individu libre en « esclave motivé d'être esclave » ; un « zombie » à la recherche permanente d'une « corvée salvatrice ». Le salaire dispose en cela d'un « effet motivationnel » bien plus efficace que le fouet. Avec lui, le maître, bénéficiaire de la propriété privée des moyens de production, n'a simplement qu'à fermer le « robinet de l'abondance » et soudainement, des hommes originellement libres, se transforment en esclaves dociles, vifs, performants, et suppliants le maître pour qu’il lui fournisse une corvée salvatrice, synonyme de survie sociale.
D'une certaine façon, ce que nous supposons être une bénédiction, l’ascenseur social par la méritocratie scolaire, est un des pièges qui nous emmènent droit vers le chaos ; Nous pouvons sans doute nous permettre d'avoir beaucoup de comptables ou de manager, qu'à la condition qu'il y a beaucoup d'activité à gérer. Que faire de ces gens fraîchement diplômés, s'ils n'ont pas d'activités à se mettre sous la dent pour réaliser leurs ambitions ? Le « poste à grade » devient « bullshit-job » à partir du moment où l'on est obligé de créer une activité débile et nuisible juste pour justifier le grade de ce poste. Comptables, managers, commerciaux, communicants, ce sont de bien beaux métiers. Mais si l'on s'oblige, pour les exercer, à faire commerce de choses allant à l'encontre de l'éthique, de la dignité humaine du respect de la nature pour justifier la légitimité d'une ambition, cela devient soudainement beaucoup moins « sexy ».
Autre exemple de ce à quoi cette servitude nous impose comme activité de merde : laissez moi vous rappeler le commerce en Chine de ces petits animaux vivants dans des objets porte-clés sous blister plastique avec quelques centilitres d'eau (des tortues et des tritons principalement) qui avaient une espérance de vie de 15 jours avant de mourir asphyxiés dans leurs propres excréments. Être entrepreneur, innovateur, comptable, marketing ou encadrant dans ce genre de « business », c'est un « real job » ou un « bullshit job » ?
Les exemples de ce genre de choses sont innombrables. Est-ce vers ce genre d'actions où nous mènent l'ambition, le désir de bonheur ? L’innovation schumpeterienne et la main invisible seraient-elles tombées si bas, qu’il faille tout de même réussir en abondant dans la "merdicité” de l’acte ?
La planète a-t-elle assez de place pour contenir l'ambition et le désir de réussite sociale de 8 milliards d'homo œconomicus affamés de bonheur consumériste ? De jeunes gens talentueux et fraîchement diplômés, culturellement aliénés avec la valeur morale du travail, ainsi que par la publicité qui les manipule à grands coups de strass et de paillettes matérialistes, et qui semble vouloir leur dire que leur niveau de consumérisme sera conditionnel à leur niveau de productivisme.
Ne serait-il pas temps de se questionner sur la pertinence réelle de l'action humaine ?
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