Nous nous questionnons de plus en plus de la pertinence réelle de nos actions, de nos professions. À juste titre d'ailleurs, combien de métiers, de postes ne sont là que pour donner des carrières aux gens pris dans la norme morale et culturelle du travail. Ou ne sont là que pour justifier l'existence de l'injustifiable. David Greaber explique cela très bien dans son livre « bullshit job ». Il nous parle de ces faux jobs qu'il classe en plusieurs catégories :
- Le larbin : dont l'existence n'est là que pour justifier l'existence et la puissance d'un chef.
- Le porte-flingue : qui est là pour « tirer » à la place des chefs, il est donc un fusible, un faire-valoir, l'homme de main d'une tyrannie.
- Le rafistoleur : son travail consiste à (tenter de) créer des solutions à une organisation merdique, sans pouvoir modifier les fondations même de la merdicité de cette organisation, de sorte que les problèmes reviennent de façon récurrente.
- Les cocheurs de cases : sont des gens qui « œuvrent » pour une organisation prétendument utile, mais dont l'action et l'efficacité est plus que discutable.
- Les chefaillons : (de type 1) ne sont là que pour dire à d'autres ce qu'ils ont à faire, alors qu'ils le savent bien mieux que lui. (de type 2) Qui crée des tâches inutiles ou nuisibles.
David Graeber dans ses livres « La dette, 5 000 ans d'histoire » et « Bullshit jobs» est l'inventeur du terme « bullshit-jobs ». Cela se traduit littéralement de l'Anglais par « travail de merde » ou « travail à la con » mais doit plutôt être entendu par travail sans réelle pertinence en terme d'utilité réelle. Il règne assez souvent, en France, une certaine confusion ou une mauvaise interprétation de cette notion. J'ai entendu plusieurs fois de la part de certains présentateurs TV déclarer qu'il ne s'agissait que d'emploi de « bas d'échelle » de corvées. Ce n'est absolument pas ça ! Ces individus méprisaient, par exemple, un « simple » ouvrier ou une « simple » technicienne de surface réellement utile, sans même se poser la question de la pertinence même de leurs rôles de présentateurs TV, travaillant pour des chaînes qui n'ont aucune impartialité journalistique, ni aucune profondeur épistémologique, ce qui précisément, rendait leurs propres utilités plus que discutables.
Ainsi, le « bullshit job » n'est donc pas nécessairement une affaire de rang socio-professionnel, mais plutôt de pertinence de l'action humaine. Je vais vous faire part de ce que considère être le « bullshit job ».
Dans mon interprétation « à la Française » des « bullshit-jobs », j’inclurais ce que nous nommons parfois en France les « métiers blancs ». C'est-à-dire les fonctions « à grades » qui entourent et encadrent les vraies tâches sans être en soi des tâches qui feront gagner de l'argent au titre de la dite activité de l'entreprise ; à la louche, les comptables, les marketings, les communicants, les managers, les ressources humaines, etc.
Par exemple, une menuiserie gagne son chiffre d'affaires à faire de la menuiserie, pas à faire de la comptabilité. La comptabilité est une tâche organisationnelle annexe à l'activité de menuiserie. Le comptable sert à organiser la gestion de la menuiserie, pas à faire de la menuiserie en elle-même. Pourtant, ce comptable, ou cette secrétaire de direction gagnent souvent de plus hauts salaires que les gars de l'activité menuiserie elle-même, parce qu'ils ont fait de longues études pour devenir des organisateurs « indispensables ». (ce qui est de moins en moins vrai vu les prochaines prévisions des métiers condamnés à disparaître dans un futur proche, les comptables et les secrétaires de direction sont concernés par ce phénomène d’éviction et de remplacement par des logiciels).
Il semblerait alors que les individus menuisiers soient bien incapables de s'organiser eux-mêmes, et aient souvent besoin de la « divine intervention » des « poste-à-grades » comptables et managers pour orchestrer leur activité. Mais si nous partions du principe que ce sont les « poste-à-grades » eux même qui aient volontairement rendu leur système complexe et leurs langages abscons de façon à rendre leur expertise technique indispensable dans cette complexité ? Dans les buts : 1) De rendre leurs compétences incontournables. 2) De justifier des rémunérations à la hauteur de leur haute formation. 3) La protection par des corporations professionnelles.
Bon ok ! Ok ! J'imagine des choses, c'est mon petit coté « parano » et parfois, je dit des bêtises, mais le plus étrange à notre époque, est que le syndrome de l'orgueil distinctionnel crée de plus en plus de besoins en métiers «poste- à-grade» que ce que le marché de l’emploi ne serait capable d’en absorber. Probablement par les effets de l'ambition des étudiants ; l'objectif est de changer de classe sociale ou de satisfaire un désir d’auto-réalisation de soi.
Par ailleurs, par les effets de la séduction hypergamique, il est plus reluisant dans les soirées, de dire qu'on est dans la communication ou dans l'encadrement, que menuisier P2 dans un atelier poussiéreux. Sombre réalité, les métiers de bureaux et en cravates sont souvent jugés plus distingués que la sciure de bois sur le bleu de travail, mais ce n'est ici que de la pédanterie, ou de « l'orgueil de classe » mal placé, des idées reçues ou des préjugés. Pourtant, c'est le menuisier qui fait le boulot de la menuiserie. La « com » n'est qu'une tâche secondaire ou annexe, ou encore de gestion. Et si le salaire des gens de communication est aussi plus élevé, cela est dû à longueur et à la technicité des études. Bon aller, on admettra que c'est grâce aux commerciaux que l'activité a de l'activité.
Dans tout cela, il est un phénomène que j'aimerais pointer du doigt : il semble régner une certaine pédanterie qui fait prendre aux étudiants une mentalité hautaine. L'école conformiste ainsi que nos cultures familiales et élitistes dans tout cela, n'y sont pas pour rien non plus :
« Si tu travailles bien à l'école, tu auras un beau métier, bien payé ! Si en revanche, tu travailles mal, tu ne seras qu'un « simple » ouvrier ! » (notez bien les guillemets, je suis moi même issu de la classe ouvrière)
Le problème, c'est que par effet d'« inflation scolaire » et de « lutte des places », les écoles forment plus de postes à grades que ce que le marché de l'emploi ne saurait en absorber. Si on a une formation de «gradé» (gérant, comptable, communication, haute école de commerce, etc ), on cherchera naturellement une carrière à «grade», et si cette carrière à grade n'existe pas (ou n’existe plus) en version « real », parce que les places « reals » sont déjà occupées par d'autres, ou bien que le travail « real » (cad, une tâche réellement utile pertinente) a déjà été fait par des générations de travailleurs précédentes, alors on créera des activités nouvelles, mais qui parfois, seront complètement « bullshit ». Jugement de valeur, peut-être, mais je soupçonne que ces métiers deviennent alors « fakes » dans la mesure où la pertinence de l'activité où ils sont exercés est « bullshit ».
On créera des « bullshit activities » souvent truffées de nuisances, juste pour satisfaire une demande constante de carrières à grades pour satisfaire l'ambition de jeunes « homo œconomicus » abreuvés à la publicité et à ce consumérisme qui rend puissant, solide et séduisant.
Ainsi, l'école fait son boulot de former le plus possible et le plus loin possible des individus que la conformité socio-culturelle fait devenir ambitieux et parfois même orgueilleux, afin de les faire accéder à des « postes à grades » inutiles, nuisibles, mais gratifiants, et qu'ils n'aient jamais à faire des « reals jobs » utiles, non-nuisibles, mais peu-gratifiants. Énorme ça non ?
Exemple parmi des millions d’autres: on préfère fabriquer des smartphones dont la production, le commerce, et utilisation occasionneront des tonnes d’externalités négatives que de nettoyer les plage et les océans de matières plastiques. D’une certaine façon, nuisible, vous être roi, bienveillant, vous êtes gueux.
Nous sommes assez fous pour trouver de l'utilité à la nuisance, juste parce que cette nuisance est rentable, qu'elle nous permet d'avoir un grade social et de déclarer crâneusement aux autres : « Moi au moins, j'ai du travail ! ».
Attention, je ne dis pas que les métiers de « postes à grade » ou autres « métiers blancs » soient forcément des professions d'impostures ou de « fakes ». Ce que je dis, c'est que j'ai parfois l’impression que nous nous forçons à créer des choses inutiles, absurdes, parfois même complètement immorales et nuisibles, parce que d'une part, il y aurait une sorte de morale culturelle qui condamne l'oisiveté et fait du travailleur un héro culturel pétris de morale et de vertu, et d'autre part, l'ambition et le conformisme de la réussite, poussent parfois les gens à ne pas distinguer la nuisance de l'utilité.
C'est ainsi que nos ambitions nous poussent parfois à créer des activités marchandes qui occasionnent plus de nuisances qu'elles ne créent de choses bonnes pour le monde et la société. J'expliquerai vers le dernier volet de cette série, que les professions de « métiers blancs » ou à grades seraient employés à bien meilleur escient dans des activités de bienveillance, ou de réparation écologique ; mais cela suppose de changer radicalement de système monétaire, ce qui est précisément l'objet du livre «Finance et Bienveillance».
Nous avons basé notre système de valeur morales et de gratification sur des critères essentiellement superficiels en créant des grades dans des pseudo-utilités. Cela nous mène à une aberration socioculturelle : nous méprisons le vrai, nous idolâtrons le faux. Et pour cela, la planète et la nature sont notre « terrain de jeu éthologique », depuis la nuit des temps.
Écrire commentaire