David Graeber (livre « Bullshit job »), ou Jérôme Choain (voir le récit : « je serais tellement plus utile au chômage ») nous ont livré de très pertinentes visions de ce que la société actuelle est capable de fournir en termes de fausses utilités et de nuisances. Laissez-moi à mon tour vous faire part de ce que je nomme les « activités d'utilité artificielles ».
Ma définition personnelle des « bullshit-job » dispose d’une dimension à la fois économique et sociologique, et évoque une situation où l'on créera des activités, des business bidons, de façon à répondre à une demande de statuts à grades (ou tout simplement de postes ou de carrières) de la part d'individus ambitieux et demandeurs de grades (ou tout simplement de gens désireux d’avoir un emploi), dans un environnement socio-économique où la pénurie chronique des labeurs réels provoquera simultanément une pénurie chronique de « postes à grades ».
Pour palier à ce problème de pénurie de labeurs marchands, les hommes se sont créé le monde de la fausse utilité marchande ; nous inventons des bidules qui ne servent à rien dont l'unique but est d'avoir un grade dans cette production de bidules inutiles. Le but de cette fausse utilité est de faire en sorte que des individus en recherche de gratification et de reconnaissance sociale, aient le sentiment, non pas forcément de servir à quelque chose, mais de se sentir puissants et reconnus dans l'échelle sociale.
Pour cela, la société leur fournit les moyens éducationnels pour qu'ils puissent obtenir un grade, une distinction sociale et un revenu grâce aux niveaux de responsabilités professionnelles qu'ils trouveront dans leurs activités. Même si cette activité relève de la fausse utilité. On créera alors de faux labeurs pour palier à un manque de labeurs réels et pertinents.
Un smartphone peut être utile, certes. Mais l'obsolescence programmée de ces smartphones, en quoi est-elle utile ? Faire plaisir à l’ego d’adolescents qui voient en le smartphone, un objet de consommation ostentatoire ? Un signe extérieur de richesse ? Renouveler, les carrières des ingénieurs ? des commerçants ? Des importateurs ? Amplifier la fortune des actionnaires ? Faire tourner plus longtemps la roue d’un système économique paradigmatiquement autodestructeur ? Quel est le fondement intellectuel de tout cela ?
La pratique de la fausse utilité s'observe aussi dans les secteurs publics ; nous connaissons tous, ces « indispensables » institutions publiques redondantes, ou ces « associations de cocheurs de cases » qui ne servent à rien d'autre que de créer des postes ou des carrières, juste pour donner un job aux « fils des copains » pour qu'ils ne soient pas chômeurs (des libéraux tels que Hayek, Friedman ou Ayn Rand ont démontré les phénomènes des “nomenklaturas” et des “féodalités politiciennes”). Cela est aussi motivé par les copinages politiques ou par cooptation entre « frères spirituels » de la loge de pensée, ou encore, « l'entre soi » des grandes écoles, tel qu’on peu le voir avec les anciens de Yale, ou de Ena.
Dans cette même ambition de se proclamer utile dans le secteur privé marchand, nous userons d'autres subtilités, relevant cette fois de “l'utilitarisme marchand irrationnel”, telles que l'obsolescence programmée ou la création de faux besoins commerciaux dont l’objet ne sera que de créer artificiellement des jobs (cad, des besoins artificiels et dont la pertinence est douteuse) et des réussites sociales. En fait, nous avons créé une société où, pour que les hommes se sentent bien, il semble relever de l’obligation morale qu’ils disposent d’une utilité. Et si toutes les utilités sont déjà prises par d’autres, alors ils en créent des fausses. Ce sont les hommes qui créent donc ces utilités artificielles, parce que c’est tout un paradigme socio-culturel qui l’exige. Une culture qui tire sa légitimité depuis l’idée où seul est récompensé, celui qui a su fournir les efforts de sa réussite.
Il semblerait que dans un modèle néolibéral, la réussite sociale des individus ne semble pouvoir se faire par le commerce ou le productivisme. Mais s'il n'y a plus rien à vendre ou de réellement bien à inventer, que les «secteurs pertinents » sont déjà occupés par d'autres individus qui précèdent, alors on crée de nouveaux machins inutiles (et polluants) pour les vendre, et ainsi, réussir sa vie avec ça. Et comme la réussite professionnelle et financière réclame de la constance, il est bon de faire en sorte que la production et les ventes de ces machins polluants se renouvellent de façon cyclique. L'obsolescence programmée s’est spontanément engendrée pour réaliser ce « miracle » socio économique. Faire réussir les hommes aussi longtemps que possible.
Les missions réellement utiles étant déjà réalisées par des individus des générations qui précédent, ou occupées jalousement par les effets de la “reproduction sociale” (la reproduction sociale des inégalités de Pierre Bourdieu) des privilèges et des héritages, on va donc créer des missions dont l'utilité sera relativement discutable pour ne pas dire complètement bidons. L'unique but sera de donner des carrières et des postes-à-grades, à des individus ambitieux. De sorte à perpétuer un ordre moral et social qui fonde sa légitimité et sa crédibilité par les niveaux de responsabilité fournis par les professions. Même si ces professions peuvent êtres nobles ou belles, elles ne font que s'encadrer dans des activités qui relèvent de la fausse utilité ; les “activités d’utilité artificielles”.
Les gens ne détectent pas forcément la pertinence réelle des métiers qu'ils occupent. Parfois, c'est tout juste s'ils la soupçonnent. Ils ne se posent pas de questions. Ils s'en remettent à la responsabilité de la société qui leur martèle depuis toujours que le travail est moral, que l'ambition est vertueuse, que la réussite c'est le bonheur. Beaucoup de gens ne donnent de l'importance à une chose qu'en fonction de l'effet qu'elle donne, à sa superficialité. Nous ne creusons qu’assez rarement le fond de ces questions. En fait on ne se pose jamais ou rarement ces questions. Nous avons créé une société qui nous faire croire que la servitude, c'est la liberté et que le bonheur, c'est le conformisme.
Notre modèle fabriquerait alors des activités de fausses utilités polluantes de façon à fournir en « bullshit-places » les futurs récipiendaires en «bullshit-jobs» ? Le «bullshit-job» serait-il une conséquence de la classe des loisirs ? Des jeunes souvent issus de la classe aisée à qui on a fait croire qu'il est plus valorisant de faire de longues études, parce que cela les mènerait immanquablement à un emploi « Ergon » (du Grec : activité passionnante ou agréable), et leur éviterait une servitude « Ponos » (Du Grec : corvée, labeur pénible, épuisant, ingrat, dangereux).
Je suis sûr que si David Greaber (Bullshit job) avait pu rencontrer Pierre Bourdieu (la distinction sociale) ou Thorstein Veblen (la consommation ostentatoire et la classe des loisir), ils auraient passé de supers soirées philo et sociologie.
Les futurs acteurs de la gestion, fraîchement sortis diplômés de leurs grandes écoles de commerce, se cherchent frénétiquement des activités à gérer. Et si tout est déjà occupé, au besoin, en créeront des inutiles. Peu importent les conséquences environnementales de cette productivité de choses artificielles. Notre système de valeur est axé sur le mérite de l’effort, l’objet central de cet effort, ainsi que la pertinence réelle de nos actions semblent ne pas faire partie de nos critères moraux.
La logique d'utilité marchande veut que l'action ne soit pertinente que si elle rapporte de l'argent, donc la spéculation orientera ses investissements là où il semblerait qu'il y ait un retour sur investissement (la plus-value). Nous vivons donc dans un monde qui s'orchestre naturellement sous les ventes de smartphones, de voitures de luxe et de piscines privées, car ce ne pourrait être autre chose que le commerce et le productivisme marchand qui serait capable d’amener une plus-value.
Nous usons écologiquement notre monde, car nous nous obligeons à trouver un truc rentable à faire de nos vies. Il en va de notre santé mentale, de notre « social credibility », de notre intégration et appartenance sociale, ainsi que de la stabilité de notre “mariage hypergamique”. L'innovation schumpeterienne peut avoir ses bons côtés, mais elle nous démontre aussi ses travers, lorsque que le culte de la servitude, la moralité culturelle de “l’effort récompensant”, oblige des bluffeurs à créer du bluff, juste pour pouvoir continuer de bluffer.
Écrire commentaire