Pour un Bretton Woods écologique
Réparer les hommes, le monde, le vivant
Une nouvelle économie
Une idée proposée par Jean-Christophe Duval
Le 13 08 2021
Jean-Christophe Duval est chercheur indépendant en économie, en sciences sociales et en théories monétaires. Il est membre du think tank les Éconologistes. Son travail, dans le constat des impasses de la science économique, est d’imaginer une nouvelle théorie monétaire permettant la transition écologique tout en redonnant du sens à l’action humaine. Son champ de recherche est axé sur la monnaie et ses influences dans les différentes sphères des sciences sociales.
Synopsis
Face à l’urgence climatique et aux derniers coups d'alarmes du GIEC, nous sommes face à un dilemme : changer ou disparaître. La science économique orthodoxe, figée dans ses logiques usées de l'efficience des marché, est incapable de trouver en son codex le souffle salvateur capable de résoudre les grands enjeux auxquels nous faisons face. Les économistes de toutes tendances l'avouent, nous avons besoin d'un récit économique nouveau.
L’idée proposée ici permettrait aux nations participantes à ce projet de résoudre quatre dilemmes insurmontables indépendamment les uns des autres ou de façon isolée pour un pays.
- Le chômage structurel de masse,
- la dette grandissante,
- devoir faire la transition écologique sans passer par la politique budgétaire
- la remise en question de la production extractive ainsi que le questionnement profond de son utilité réelle.
Le tout dans le cadre d’une coordination internationale avec la création d’un système monétaire inspiré du « Bancor » de Keynes, permettant de résoudre ces 4 dilemmes, du moins partiellement.
Cette idée, internationale et dépassant le cadre de l’Europe, est un mix entre plusieurs concepts. Cependant, la BCE aura un rôle à y tenir, comme nous allons le voir. Il s’agit de reprendre l’idée de Keynes lors des accords de Bretton Woods en 1944, le « Bancor », monnaie supranationale dédiée aux échanges mondiaux au titre des réserves de changes. Cette réserve de change serait une cryptomonnaie qui serait créée ex nihilo et sans dette par un organisme créé et dédié à cet effet et gouverné démocratiquement. Ce peut être une nouvelle prérogative des FMI, Banque mondiale, OMC et ONU. Bien sûr on peut s’attendre à de rudes et longues remises en questions des idées, des concepts, ainsi que des intérêts divergents de certaines très grandes puissances mondiales.
L’étalon de cette monnaie serait adossé à un prix d’utilité écologique, sociale et humanitaire centralement déterminé. Par exemple dépolluer « X » tonnes de déchets dans les mers aurait une valeur de « X » unités de cette monnaie, idem que replanter « X » hectares de forets aurait une valeur de « X » unités de cette monnaie. Les valeurs étalon restent à établir. Mais pour repère provisoire, sa parité de pouvoir d’achat serait égale à celle d’une monnaie en usage actuel comme l’Euro ou le dollar.
Pour des raisons de sécurité et de maîtrise de sa volatilité, cette monnaie supranationale circulerait uniquement au sein des banques centrales, limitant ainsi les attaques telles que celles observées sur le Bitcoin. Cette monnaie supranationale bénéficierait ainsi de piliers de solidité technologique, de confiance politique et d’utilité réelle : 1) une cryptomonnaie de banque centrale protégée des attaques externes, 2) un adossement politique (une fiat-monnaie internationale), et 3) une création et émission dirigée vers une utilité écologique, humanitaire ou sociale.
Le cœur de ce concept est que les nations obtiendraient de ces réserves de change (ainsi que les entreprises prestataires, après conversion en devise domestique par la banque centrale) non pas en produisant des marchandises, mais en réalisant des actes pour l’environnement, le climat, la biodiversité, ou tout autres choses urgentes ou essentielles, telles que sociales ou humanitaires, mais sortant du cadre du business as usual.
Les nations pourraient résoudre en partie le problème du chômage et de la dette (par loi du reflux), tout en réalisant la transition écologique sans l’utilisation de la politique budgétaire (fiscalité / austérité). Elles transformeraient aussi leurs économies de nuisance et de prédation en économie de précaution et de réparation, tout en installant un nouveau SMI (système monétaire international) basé sur des taux de changes fixes, mais révisables périodiquement.
Il conviendra aussi de transformer l’architecture bancaire de sorte à limiter l’inflation par l’émission de monnaie nouvelles au sein des pays participants. L’émission de ces unités de monnaie supranationale augmentant, elle constituera la base monétaire (MO) multiplicateur / diviseur de la masse de dettes (M1). Il conviendra de jouer avec les taux de réserves obligatoires, pour contrôler de manière « pseudo exogène » l’émission de la masse monétaire (dettes) par les banques commerciales. Aussi, une formule de taux directeurs « à la carte et progressifs » en fonction de la teneur vertueuse ou calamiteuse des projets permettra de transformer progressivement l’économie de la nuisance vers celle de la précaution.
Pour éviter les chocs économiques, cette monnaie serait diffusée selon des modalités précises et selon des quotas internationaux en fonction de la taille des nations, de leur population, et du niveau de leurs infrastructures à transformer ou créer.
Avant propos
Dans ce document nous faisons d’abord un tour non exhaustif des dilemmes à l’origine des blocages à l’action écologique. Une transcendance mondiale inédite sera requise pour faire autre chose que de l’écologie de façade proposée par la finance verte. Je tiens à vous avertir : Ici n’est point question de finance ou de croissance verte. Il est question de la remise en cause totale du modèle économique productiviste, consumériste. Il ne s’agit pas ici de continuer comme avant et de supposément tout verdir ! L'idée est de stopper cette économie d’extraction, prétendument verte ou pas !
Il s’agit alors de faire le point sur la pertinence réelle de ce que nous produisons. La notion d’utilitarisme marchand irrationnel est une critique politique et philosophique de ce productivisme absurde. Vous comprendrez que le seul but de tout ceci n’est que de donner de l’emploi aux individus, du rendement financier aux rentiers et pour que le pouvoir perdure entre les mains du pouvoir. Hormis ces particularités, un grand nombre des choses que nous produisons est inutile en plus d’engendrer des nuisances.
Des domaines nuisibles et dont l’utilité est très discutable devront êtres stoppés et des entreprises essentielles et réparatrices devront êtres inventées ; il faudra donc envisager des transferts sociaux de l’un vers l’autre de ces activités. Nous devrons glisser depuis une finance des désirs particuliers vers une finance des nécessités collectives. Vous comprendrez que la transformation de notre système monétaire, financier et bancaire sera indispensable pour arriver à cela.
Ce document propose une nouvelle théorie économique et monétaire. Mais ne nous laissons pas leurrer : la transition écologique ne sera pas qu’une question de système monétaire ou de politique, elle sera aussi une remise en question radicale de nos mentalités, de nos philosophies, de nos habitudes et de nos cultures consuméro productivistes.
La question du travail sera à remettre sur la table et nous devrons sans doutes envisager celui-ci d'une manière complètement inédite. À quoi bon faire transpirer nos fronts à une époque où l’huile des machines remplace avantageusement notre sueur ? Nos valeurs culturelles et religieuses vis-à-vis du labeur devront être revues et repensées. Le chômage structurel de masse, la robotisation, la fin de l’innovation, l’utilitarisme marchand irrationnel sont autant d’indices venus de toutes parts pour nous informer que le travail n’aura sans doutes plus vocation à être l’Alpha et l’Oméga de la vie humaine. Vous comprendrez alors que le courage est une valeur incomplète sans la pertinence des actes que nous produisons.
Première partie : les dilemmes
Quelle est donc cette malédiction ? Quelle est donc cette alchimie qui nous oblige à faire des choses que nous ne devrions plus faire et nous empêche de faire les choses que nous devrions faire ?
Urgence climatique et blocage idéologique du système monétaire
On entend souvent dire que la transition écologique serait complexe à financer. En effet, si la transition écologique était rentable, il y a bien longtemps que la finance s’en serait emparée dans la spontanéité du marché. Nous avons donc ici affaire à un sujet réel. Il convient ici de comprendre les différences entre les notions de désirs particuliers et nécessités collectives ; c’est ce qui fera la différence entre le fait qu’un navire de pêche peut être rentable, alors qu’un navire de dépollution ne l’est pas, à moins de subvention. Le particulier ne paye généralement pour les nécessités collectives que par la contrainte fiscale. Le souci avec la transition est que bon nombre de choses ne sauraient être rentables ; nous avons ici des charges, pas des revenus ; ni la finance ni les banques ne savent faire cela. Ces projets ne pourraient alors qu’être financés que la politique budgétaire à l’instar des domaines régaliens. Mais l’entropie nous apprend que financer la transition écologique par l’argent de l’impôt (ou par une dette publique qui devra de toutes façons être remboursée par la fiscalité) est un non-sens. En effet, c’est comme s’obliger à produire de la nuisance avec la production pour gagner les moyens de la réparer par la fiscalité.
On dit que les marchés sont efficients, ce qui est à prendre avec une certaine retenue. Ils sont sans doutes efficients pour les choses du désir particulier, mais parfaitement inopérants pour les nécessités collectives. Nous avons donc affaire à deux sphères, l’une marchande et l’autre non-marchande. Le futur de la discipline économique sera probablement de reconnaître l’existence de ces deux sphères ; qu’il y a des domaines, en dehors des marchés, qui ont aussi leurs tailles et leurs importances.
Pourquoi le marché échoue à faire la transition ?
Il est illusoire de demander aux marchés de se transformer sans leur donner les outils pour le faire. Par exemple en 2018, nous devions réduire de 3 % nos émissions de gaz à effet de serre ; elles ont augmenté de 3,2 % ! Pourquoi un tel échec ? Tout simplement la concurrence libre et non faussée.
Confier la transition écologique à la bonne volonté des marchés revient à confier la lance à incendie à un pyromane !
La bonne volonté et la logique de la concurrence libre et non-faussée sont deux mondes que tout oppose. Prises dans le cadre de la mondialisation, les nations se regardent en chien de faïence de la même façon que dans une scène de western où les cow-boys s’observeraient les uns les autres avec une main posée sur le colt ; le premier qui bouge se fait abattre par tous les autres. La transition écologique implique la mise en place de principes de précaution qui, soit coûteront à votre marge, soit feront augmenter vos prix. La concurrence n’attend que cela pour vous chaparder vos parts de marchés. Les acteurs le savent parfaitement. C’est pour cette raison que compter sur de la bonne volonté dans un monde de concurrence débridée est parfaitement illusoire.
Nous devons alors inventer quelque chose de nouveau. Face à l’échec de la bonne volonté, il reste deux solutions : la contrainte ou la motivation. Je propose un mix des deux.
Les quatre grands dilemmes de notre temps
- Nous avons tous un chômage grandissant
- Nous avons tous énormément de dettes
- Nous devons tous faire la transition écologique
- Nous devons stopper le productivisme inutile (l’utilitarisme marchand irrationnel) ainsi que l’extraction et la pollution qui l’accompagne.
Ces quatre dilemmes sont imbriqués les uns aux autres. Chacun d’eux est comme une clé qui verrouille les trois autres.
Nous avons besoin de réduire nos dettes Vous allez comprendre que cette dette est absolument irremboursable dans le cadre de notre système économique actuel et que plus nous chercherons à la rembourser, plus elle ne fera que grandir. De plus, le paradigme bancaire actuel oblige à une économie extractive et polluante au nom de la rentabilité. Les banques ne prêtent que pour produire des choses qui se vendent, seule condition de la rentabilité. Nous sommes donc dans une économie d’extraction et de pollution. Tout le contraire de l’écologie.
Nous devons redonner du travail à ceux qui le désirent On entend beaucoup cette phrase : « ce n’est pas le travail qui manque, c’est l’emploi ! ». Il y aurait pourtant de bien belles choses à faire dans les domaines de l’écologie, du social, de l’humanitaire, des services publics solides et efficaces, mais une fois que ces domaines passent dans les filtres des banques et de la finance, ils sont éliminés, faute de rentabilité.
Le crédit bancaire implique la notion de rentabilité. Ainsi, seules les activités relevant de ces critères seront sélectionnées par les banques, même si elles sont calamiteuses sur le plan écologique et social.
Nous devons réaliser la transition écologique Cela implique de stopper bon nombre d’activités nuisibles mais pourvoyeuses d’emplois. L’idée serait alors de réduire le nombre d’emplois dans beaucoup de domaines nuisibles et de les augmenter dans les activités de la réparation écologique. Actuellement cela ne peut se faire qu’en augmentant le niveau de dette publique. Comme les domaines de la réparation écologiques ne sont pas rentables, ils sont écartés par les marchés, et la transition ne peut se faire que par la politique budgétaire. Ce qui implique de demander aux entreprises de produire de la nuisance pour que nous ayons les moyens, via l’impôt, de la réparer.
Stopper l’utilitarisme marchand irrationnel Cette notion que nous allons expliciter plus loin, signifie arrêter les activités absurdes, inutiles, nuisibles et polluantes mais cela impliquerait plus de chômage, et l’impossibilité de réduire les dettes, ainsi que la possibilité de financer, par l’impôt, la transition écologique.
De toute évidence le système monétaire orthodoxe est bloqué dans ses contradictions. Il est parfaitement incapable de répondre de manière efficace aux enjeux de notre temps.
Le rapport de l’homme au travail
Il convient de requestionner les fondements de l’action humaine. Qui sommes-nous ? Que sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous fait agir ? Quelles sont nos contraintes, nos peurs, nos fictions, nos récits ? Ceci est un bref voyage philosophique, sociologique et psychologique dans les entrailles profondes de nos socialités et cultures. Le but est d’extirper la teneur originelle de nos motivations et de nos contraintes à agir de telle manière plutôt qu’une autre.
Le travail… la consumation apaisée du Thumos
Qu’est-ce que le Thumos ? Nous rencontrons cette notion en parcourant les grands textes de philosophie, rencontrée chez Homère, Platon, Machiavel, Hobbes, etc. puis plus récemment avec Enzo Lesourt. Le Thumos est l’énergie vitale des hommes, désir de gloire, reconnaissance, réputation, notoriété, gratification… ou encore la crainte du déshonneur ou de l’humiliation, de la répudiation sociale. Les hommes œuvrent et engagent leur créativité, leur énergie dans une « consumation du Thumos ». Calmer cette énergie en la consumant est le principal souci de l’homme, être social et conscient que son équilibre passe par la reconnaissance de son « moi » par ses pairs. Il existe plusieurs façons de consumer le Thumos, mais les philosophes et anthropologues en ont identifié principalement deux, la violence et le mérite (Yves Michaud, Enzo Lesourd, etc.).
Il s’avère que la violence (consumation débridée du Thumos) est inenvisageable dans le souci d’une Cité durable. La violence appelle la violence, le crime, le vol, les vendettas interminables, l’injustice, les corruptions et les déséquilibres. La violence ne peut conduire qu’à l’embrasement de la Cité.
La violence n’étant pas une solution dans l’objectif d’une société durable, il fallait une façon apaisée de consumer le Thumos. C’est de cette manière qu’une « Philia » basée sur la reconnaissance, la justice, le mérite et la morale de l’effort se mit spontanément en place. Cela permettait aux hommes l’accès serein à un système de gratification, instaurant automatiquement un ordre social. Ce que nous pourrions identifier comme « la valeur morale du travail » permet aux hommes d’accéder à ce système de gratifications ; Honneur, dignité, réputation, distinction, intégration, reconnaissance, appartenance, solidité, pouvoir d’achat, liberté, autonomie, sécurité, séduction, etc, dans une consumation apaisée du Thumos.
Notre époque se positionne la plupart du temps sous l’égide du mérite, bien que cela dépende de votre position sur le globe. Nous constatons des points d’embrasements là où le mérite ne s’est toujours pas instauré ou là où il est épuisé par « fin de l’innovation » (Robert Gordon) ou encore, par les effets ambivalents de la pensée néolibérale, génératrice de trop de liberté pour les uns, et confiscatoire de la liberté pour les autres (Voir les œuvres de Noam Chomsky, Naomi Klein, Frédéric Lordon, Jean Claude Michéa, Thomas Porchet, etc.).
Nous voyons que le mérite est la manière par laquelle les hommes déterminent une hiérarchie sociale sans recours à la violence.
Mais la doctrine néolibérale n’envisage le mérite qu’essentiellement sous l’angle du productivisme et du profit. Peut-il exister des façons d’envisager le mérite autrement que par la « comptabilisation de nos productions » ? Sans doutes, mais avec cette façon de voir les choses, tout ce qui ne se compte pas ne compte pas. Nous passons à côté de l’essentiel comme l’entraide et la coopération et nous nous empressons de produire des choses absurdes, simplement parce qu’elles sont rentables et qu’elles fournissent aux hommes les emplois et les responsabilités à l’origine de leurs réussites économiques et de leurs gratifications.
Nos distinctions sociales sont donc déterminées en fonction de nos responsabilités professionnelles et à priori, de nos niveaux d’études. Cela entend que si le travail (mérite) n’existait plus, il deviendrait soudainement assez malaisé pour les hommes de définir (légitimer) paisiblement un ordre social. L’enjeu étant que nous devons dorénavant mériter sans nuire, mériter en réparant.
C’est un paradigme socioculturel inédit qui s’ouvre alors. Nous devons être apaisés et créatifs en ré-orientant la teneur des activités qui nous permettront d’accéder à la reconnaissance par les autres et à l’intégration sociale. Dans un contexte d’impératif écologique, imaginons la mise en place d’un système inédit où les hommes procéderaient à un accès à la reconnaissance économique, non plus par l’extraction et la prédation, mais par la réparation et la précaution. Le système monétaire proposé ici permet aux hommes de réussir tout en étant respectueux et réparateur du vivant. Redonner du sens et de la pertinence à l’action humaine.
La double injonction
Nous venons de le voir, les agents économiques sont soumis à une première injonction… celle de la pression sociale, de la norme, de l’imitation et de la conformité dans le mérite. Se soumettre à cette injonction socio-culturelle vous permettra d’accéder à la gratification sociale, la reconnaissance, l’acceptation, l’appartenance, la distinction, la réputation, la dignité, l’honneur, la solidité, la séduction, etc. Cela est un premier pas vers l’équilibre psychique de l’espèce sociale que nous sommes. Échouer à cette injonction nous mène à ce que le sociologue Robert Castel définissait comme l’exclusion, la désaffiliation (les conséquences du chômage sur le lien social).
Pour accéder à la réussite, nous pourrions orienter le mérite vers des activités réparatrices et écologiques telles que la bienveillance, le « Care », l’entraide, la coopération... mais nous sommes soumis à une seconde injonction : celle des banques ! La rentabilité financière est donc la seconde injonction qui détermine la teneur de nos actes. Il semble impossible d’orienter nos efforts vers des choses gratuites. Comme tout ce qui ne se compte pas ne compte pas, pour réussir, il faut que ce que nous produisons rapporte ! Le but étant de gagner de l’argent pour rembourser une dette de banque.
C’est dommage, car il y aurait de bien jolies choses à faire dans des domaines où la rentabilité n’est pas applicable. Mais comme les banques ne prêtent que si vous pouvez rendre, vous avez plutôt intérêt à trouver une activité rentable pour réussir. Innover semble être le maître mot de tout ceci.
Mais l’innovation semble devenir un concept usé, surtout s’il est soumis à la condition de la rentabilité ; le champ des possibles se restreint soudainement à la condition de produire des choses à vendre. Parfois la créativité des hommes conduit à la production de choses heureuses, mais de plus en plus, cela conduit à la « bullshitnovation ». Tendance de plus en plus actuelle. Ne serait-il pas temps de se rappeler les paroles de Rabelais ? « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Cette remarque peut surprendre plus d’un, car politiciens et économistes classiques ne nous font-ils pas miroiter le nouvel Eldorado que promet la 4ᵉ révolution industrielle tirée par les nouvelles technologies, la numérisation de la société et l’intelligence artificielle ? Pour les tenants du néolibéralisme, la logique économique actuelle se conjugue donc parfaitement avec l’écologie, mariage qu’ils consacrent par le vocable de « croissance verte » !
Ainsi, la pensée des élites politiques, économiques et financières, exclue la remise en cause du modèle en vigueur. Elle croit et veut faire croire que les solutions existent à l’intérieur du cadre. Cela conduit à imaginer qu’il suffit de « verdir » l’économie en favorisant des solutions telles que la voiture électrique, l’éolien ou encore le photovoltaïque… Pourquoi ? Parce que ces pistes créent de nouveaux marchés juteux. Le narratif est séduisant ; le citoyen ordinaire voit le bout du tunnel et croit œuvrer pour la planète en soutenant ces voies prometteuses qui masquent de plus en plus difficilement les études qui révèlent l’impasse écologique qu’elles représentent.
Quand l’objectif premier reste la quête du profit, la pensée est prompte à se rendre aveugle à tout ce qui peut y faire obstacle.
Au-delà de ces domaines qui bénéficient d’une large médiatisation et de soutiens puissants, qu’en est-il par exemple du respect de la biodiversité, de la régénération des sols, de la protection des ressources en eau potable ? Là, on botte en touche ! car ce serait remettre en cause le modèle de l’agro-business auxquels sont liés tant d’intérêts directs et indirects. Seul le Bio intensif, faux nez d’une agriculture paysanne se confectionne un nid dans le paysage parce que les marges à la distribution sont grasses et parce qu’il permet de se créer une belle image « responsable ».
Dans notre société dite de communication, seules les apparences comptent. L’écologie est donc considérée à la seule condition que de nouveaux marchés financièrement profitables en découlent, mais elle se heurte à une montagne de freins, d’impossibilités ou de dénigrement si elle entraîne des dépenses ou si elle risque de fragiliser les intérêts dominants (interdiction d’utilisation du glyphosate par exemple qui n’en finit pas d’être repoussée). Imaginez une seconde que l’électrification du parc automobile soit assortie d’un objectif de réduction à 50 % de ce parc d’ici 10 ans. Car on oublie un peu vite que la question écologique doit aussi résoudre celle de la raréfaction rapide des ressources non renouvelables ! Nul doute qu’alors ce deuxième volet ne serait pas aussi populaire que le premier !
L’utilitarisme marchand irrationnel
Le capitalisme actuel est en crise… il ne sait plus quoi inventer pour perpétuer son modèle qu’il en invente du bluff ! Après quelques siècles à avoir rendu le monde « parfait », mit dans nos maisons des robinets d’où coule de l’eau neuve et potable, des poussoirs muraux à faire du jour quand il fait nuit et inventé des bidules avec micros et haut parleurs nous permettant de communiquer avec nos mamies échappées en tour-operator au pays des koalas, le fait est que nous ne savons plus quoi inventer. Le problème est que nous avons une population grandissante et désireuse de travailler pour consommer et gagner sa « social credibility ».
Dans un monde parfait, il n’y a rien à faire, rien à vendre. Et c’est un vrai problème pour homo œconomicus toujours en quête d’utilité à se mettre sous la dent pour accéder à son système de gratifications sociales. Comment accéder à la gratification si l’on est pas méritant ? Comment être méritant si l’on est inutile ? Comment être utile s’il n’y a rien à faire ?
Si le marketing originel avait pour but de répondre à des problèmes, il se trouve coincé dans le fait qu’il les a pratiquement tous résolus.
Désormais sa survie dépendra de sa faculté a en créer de nouveaux.
Nous avons vu plus haut que nous définissions nos distinctions sociales depuis les niveaux de responsabilités que nous fournissent nos professions, encore faut-il qu’il y ait des professions. Du moins, assez de choses à faire qui soient à la fois utiles et rentables pour justifier la création d’un flux monétaire et une création d’entreprise. Mais dramatiquement, dans un contexte de fin de l’innovation, bon nombre de domaines utiles et rentables sont épuisés ou déjà occupés. Pour les nouveaux entrants dans l’économie, l’innovation semble être la clé de la réussite. Nous constatons alors que dans cette ambiance où règne le culte usé de l’innovation infinie, les ingénieurs et les laboratoires d’inventions sont sommés de produire très rapidement quelque chose de nouveau qui relancera la machine économique. S’ils échouent, c’est toute une croyance en un modèle économique et financier qui s’effondre.
Les hommes ne travaillent pas tant parce que leur labeur produira des choses utiles à la société que par souci d’accéder à la gratification et d’éviter l’exclusion.
Si nous considérions jusqu’à lors, que le travail était moral, nous sommes victimes d’une surexploitation de cette idée ; nous nous forçons au labeur pour passer pour des individus moraux, reconnus, et parce que le conformisme l’exige ; c’est précisément ce qui nous rend immoraux. Nous sommes « animals laborans » (Hannah Arendt) soit par orgueil, soit par évitement de la honte.
Dans cette « crise de l’utilité », les critères bancaires nous interdisent « l’essentiel pas rentable », et nous contraignent à « l’inutilité calamiteuse rentable ». Nous allons voir que de façon absurde et assez inconsciemment, nous créons des problèmes pour que perdure le commerce des solutions ; ce stratagème inconscient et spontané nous procure emplois et mérites et nous évite le déshonneur.
Dans un monde parfait il n’y a rien à vendre
Il serait mensonger et hypocrite d’affirmer que nous ne vivons pas mieux et en meilleure santé de nos jours, grâce au capitalisme. La technologie nous a apporté de grands conforts et sécurités, les rayons des magasins sont remplis et bon nombre de maux, tels que la variole, la peste, le tétanos, le choléra ou la rage appartiennent au passé… du moins, dans nos contrées. Mais la machine productiviste est en panne de création. Preuve en est avec le phénomène de l’obsolescence programmée. C’est la « fin de l’innovation », et nous ne savons plus quoi inventer pour réussir. Souvent, le seul moyen de faire tenir nos entreprises et nos carrières est de produire du jetable pour que les ventes se perpétuent.
Notre époque est marquée par un capitalisme de monopole et le capitalisme financier. D’une part, les domaines à la fois utiles et rentables sont monopolisés par de grands cartels, un peu comme un jeu de Monopoly où toutes les cartes sont déjà vendues et ne seront jamais relancées ; parachuté dans cette partie déjà finie, tout ce que vous pouvez faire c’est perdre… puis par la ruine et l’endettement, consentir à l’esclavage.
Vous pouvez cependant gagner dans cette partie. Pour cela, il faudra innover, inventer une chose capable de susciter l’intérêt d’une clientèle. Mais force est de constater que l’innovation réelle se fait de plus en plus rare, et que quand bien même, elle ne sera pas capable de donner assez de travail à un nombre politiquement acceptable d’agents. La finance spéculative, ce « monstre de captation des richesses » (Paul Jorion), n’agit que pour l’intérêt d’une minorité de rentiers. Observons l’histoire actuelle d’une innovation : son invention sera peut-être en occident mais sa production se fera souvent là où la main d’œuvre est peu coûteuse, ne laissant aucune chance de ruissellement social. Comment alors des pays qui ne produisent plus rien peuvent acheter à quelques pays qui produisent tout ?
De surcroît, l’idée de croissance ne peut être que liée à de l’extraction. Pour gagner les moyens d’acheter, il faudra aussi produire et engendrer de la nuisance. Dramatiquement, dans cette « crise de l’utilité », dans cette version du capitalisme, les agents ne parviennent que de moins en moins souvent à innover, ou quand ils y parviennent, ils polluent nécessairement.
Nous détruisons notre monde pour manger, séduire et rembourser à des banquiers le tarif de nos réussites sociales !
De plus en plus de gens partout sur la planète revendiquent des vies ayant plus de sens et des professions ayant plus de pertinence. Une bonne nouvelle vient de la jeunesse qui réclame des carrières utiles et en finir avec les domaines « bullshit ». Sans doutes, ils ont la conviction profonde que quelque chose ne va plus dans cette société… que les choses que nous nous obligeons à produire, au nom de la réussite économique, sont souvent inutiles et absurdes, en plus d’être nuisibles.
L’idée de découplage économique fait de plus en plus parler d’elle à notre époque et aucun système économique connu jusqu’à lors n’est capable d’y apporter de solutions. Qu’est-ce que le découplage ? C’est l’idée que la croissance saurait perdurer sans produire de nuisances. Mais la physique nous rappelle que la croissance s’accompagne forcément d’extraction, de nuisances et d’entropie.
Le mot « décroissance » se fait de plus en plus entendre dans les débats. Absurde et impensable pour la doxa dominante, indispensable et incontournable pour les autres, les débats promettent de plus en plus de rage sur les plateaux. De toute évidence, nous devons mettre un terme au consuméro-productivisme. C’est-à-dire, cette idée de devoir produire pour mériter de consommer. Mais comme arrêter de produire dans une société qui a érigé le travail en une vérité morale ?
Bullshitnovation
L’innovation perpétuelle sera alors le credo de cette société hyperlaborante et de banques ayant adossé le mérite à la rentabilité. Mais cette innovation s’avère parfois heureuse, mais de plus en plus souvent, devient un concept usé ; nous ne créons plus assez pour faire réussir le modèle économique (« Fin de l’innovation » de Robert Gordon). C’est dommage, car nous pourrions être utiles en dépolluant les mers, replantant des hectares de forêts, protéger des espèces en danger d’extinction, mais une fois que ces domaines passent au travers les filtres bancaires et financier, ils sont éliminés, faute de rentabilité. Dans ce système, tout ce qui ne se compte pas ne compte pas.
Emprisonnés dans ce paradigme de l’hyper-gestion, nous produisons de la fausse utilité rentable et délaissons la vraie utilité pas rentable. Nous préférons alors nous proclamer utiles et méritants en produisant des choses à obsolescence programmée ou de la consommation ostentatoire que de préserver la planète. Au nom de la solidité du dogme économiste autoproclamé en « science », nous préférons l’efficience financière à l’impératif écologique et social. Nous préférons créer de nouveaux désirs à des particuliers friands de gadgets ostentatoires plutôt que de regarder les vrais problèmes environnementaux parce qu’ils ne vendent rien. Mais toutes les fausses inventivités de cette économie désormais en « crise de l’utilité », cette « bullshitnovation » ne sont pas sans conséquences, car elles sont consommatrices d’énergie, de ressources naturelles non-renouvelables, et engendrent inutilement de la pollution.
Pour produire de la fausse richesse, nous détruisons l’inestimable. L’agonie de notre monde s’accompagne ainsi de la vénération persistante de ce qui le tue.
Dans ce contexte de méritocratie productiviste, nous sommes dans le dilemme où de nombreuses choses sont déjà épuisées, produites, conçues. Les générations passées ont travaillé et ont fait leurs parts de labeurs ; elles ont rendu la société facile à vivre et de moins en moins de choses sont dorénavant à faire pour les nouveaux agents entrants. Comment alors organiser le mérite de plusieurs milliards d’individus dans un contexte où l’utilité salvatrice et pourvoyeuse de gratifications sociales est épuisée ? Inconsciemment et spontanément, nous avons la parade : créer des problèmes pour que perdure le commerce des solutions.
La crise de l’utilité
Le terme « utilitarisme marchand irrationnel » a été inventé par moi. Cette notion est une critique philosophique du productivisme. Il désigne toutes les activités absurdes que les hommes s’obligent à faire au nom de la double injonction (gratification sociale et rentabilité financière).
Ce peut être de manière inconsciente et spontanée que les hommes se comportent de la sorte. Mais aussi par la culture sociale et familiale où le travail, au sens large, est une valeur culturelle donnant l’accès à la reconnaissance, l’appartenance et la gratification. Ou encore, par une éducation où le culte de la performance prédomine sur la sagesse, la philosophie ou le simple fait de se poser les bonnes questions. La transition écologique passera nécessairement par cette étape : requestionner les fondements. Pourquoi agit-on de la sorte ? Pourquoi ne faisons-nous que gratifier l’action sans se soucier de sa pertinence ou de ses conséquences ?
Convenons que « l’utilitarisme marchand irrationnel » permet à la société humaine ces trois choses : 1) Ces activités de fausse utilité donnent du travail à des hommes, ce qui leur permet d’accéder à leur système de gratification sociale. 2) Cela donne du rendement à la finance 3) Cela permet d’entretenir spontanément les fondations de l’ordre social, base de la stabilité du pouvoir. Sans le maintient des deux premiers critères, le troisième s’effondre. Pour illustrer mon propos, je vais prendre quelques cas concrets.
Dans un monde parfait, il n’y a rien à vendre ! Comment faire réussir des commerces, des affaires si un monde parfait ne nous permettait de ne rien vendre ? Nous serions réduits à l’inutilité et de là, à l’impossibilité d’accéder à la gratification nécessaire à l’obtention de la distinction sociale, la réputation, la séduction. Pour résoudre ce dilemme, nous créerons spontanément et inconsciemment des problèmes pour y ensuite y répondre. C’est là que se trouve le « travail »… résoudre un problème, vendre une solution. Dans ces réponses à ces problèmes, nous allons placer des professions, des emplois, des carrières, des entreprises de façon que ces « utilités inutiles » nous permettent de réussir ; le malheur (problèmes) des uns faisant le bonheur (commerce de solutions) des autres. Mais nous verrons que ce n’est pas sans conséquences environnementales et éthiques.
Créer des problèmes pour que perdure le commerce des solutions
Le regretté David Greaber nous parlait de « bullshit jobs ». Ils existent réellement, mais ici je souhaite parler d’autre chose : les « bullshit causes ». Dans ces domaines économiques des « bullshit causes », nous pouvons certes trouver des « bullshit job », mais aussi de vrais professions au sens noble du terme. On y trouvera de vrais techniciens, de vrais ingénieurs, de vrais commerciaux, de vrais comptables, de vrais « tout » en fait ! Le problème, c’est que ces vraies professions s’inscrivent dans des « bullshit causes ». La création et le maintient de domaines absurdes juste là pour fournir des jobs à des agents désireux d’accéder à la norme. C’est un peu comme l’histoire des bonnes actions pour de mauvaises raisons.
Faisons un tour rapide et non-exhaustif de ces domaines inutiles ayant pour effet de faire de nous des gens biens.
Est-ce que nous créons des canons parce qu’il y a la guerre ? Ou est-ce qu’on crée des guerres parce qu’il y a le business des marchands de canons à faire tourner ?
Polémique ? certes ! Mais rappelons-nous du discours du président Eisenhower lors de la fin de son mandat en 1961 :
« Il ne faudrait pas que l’Amérique entretienne un climat géostratégique international en tension constante dans le but de justifier l’influence du complexe militaro-industriel. »
La guerre est un business rentable pour les producteurs d’armements. Vous imaginez ce que deviendraient nos industries de l’armement si les guerres n’existaient plus ?
Certains vont me dire qu’il y a de vraies guerres, des guerres originelles… certes. Mais est-ce qu’il relève de la nature humaine d’aimer spontanément la violence et le malheur qu’elle engendre ? Lorsqu’un peuple décide d’attaquer un autre peuple, c’est principalement parce qu’il a une bonne raison de le faire… comme une frustration, une condition de servitude économique, la confiscation de quelque chose, une humiliation… ou au contraire, la nécessité de défendre son bien et sa famille contre la convoitise de belligérants. L’égoïsme des uns engendrera toujours la colère des autres !
La guerre ne se fait pas par gaieté de cœur, à moins d’être un viking visant l’accès au Walhalla. Je pars du principe que toutes les guerres ne sont que des guerres économiques. De mon point de vue, les guerres de religions n’existent pas ! « Dieu le veut ! » n’est qu’un prétexte, cachant l’inavouable… la convoitise, l’ambition… pêchers éternels des hommes.
Est-ce que nous créons des médicaments parce qu’il y a des maladies ? Ou est-ce qu’on crée des maladies parce qu’il y a le business des laboratoires à faire tourner ?
Toute ressemblance avec la réalité serait purement fortuite. Nous savons que l’industrie pharmaceutique est un business qui préfère vous savoir malade qu’en bonne santé. Encore une fois, que vendre dans un monde parfait ? Dans un monde où la maladie n’existe pas ? La maladie est un business juteux ! Surtout lorsque des États s’endettent à coup de milliards pour faire vacciner la population. La dette COVID n’est pas une première ! Dans les années 2000, il y a eu un précédent avec les milliards de dettes souveraines pour le vaccin H1N1. Il paraîtrait même que ces coquins ont mis de la nicotine dans les cigarettes pour vous provoquer une dépendance.
Nous pourrions continuer longtemps dans ces démonstrations fortement sujettes à polémiques. Nous avons aussi le cas de créer de l’insécurité pour vendre de la sécurité, des assurances coûteuses, des armes, des gilets pare balles ou des portes blindées. Ne créons-nous pas de faux besoins pour attiser nos désirs ? De fausses peurs pour attiser nos affects ? De la consommation ostentatoire pour signifier de la puissance et de la séduction ? De l’obsolescence programmée pour renouveler perpétuellement les ventes dans cette logique ?
En définitive, ne créons-nous pas problèmes pour que perdure le commerces des solutions ? Dans un monde parfait, il n’y a rien à vendre ! Et ne rien vendre, c’est subir l’infamie sociale… être marqué du sceau de l’inutile, exclusion, désaffiliation. Nous travaillons par désir de reconnaissance, et au nom de cela, beaucoup sont prêts à faire n’importe quoi pourvu qu’ils soient conformes.
Les activités d’utilité artificielle
L’idée est ici d’assassiner un endroit originellement occupé par dame nature pour positionner à sa place des technologies humaines, et donc des emplois et des entreprises.
Par exemple, lorsque nous aurons assassiné les abeilles, il est fortement probable qu’un petit génie du complexe génético-industriel nous propose la pollinisation artificielle, à vendre. Lorsqu’ils auront bien pollué l’atmosphère, il faudra bien qu’ils produisent de l’air respirable en bouteille pour nous le vendre ! Idem pour l’eau ! Malheur à celui qui n’a pas gagné assez bien sa vie dans l’extraction et la nuisance… il n’aura pas le privilège d’être sauvé par la sainte économie et la sainte innovation !
Pourquoi donc laisser la nature faire un travail gratuitement, alors que les hommes pourraient très bien le faire artificiellement et chèrement ?
Du labourage qui assassine la vie microbienne du sol et nous contraint à l’utilisation d’engrais chimiques à la géo-ingénierie « salvatrice », la liste peut être longue des absurdités que les hommes s’obligent à faire au nom de la gratification sociale et de la rentabilité financière… l’utilité du bluff ! Pour pousser la boutade plus loin, peut être qu’un jour, l’on nous demandera d’éteindre le Soleil, ça nous permettra de vendre plus de bougies, ou de centrales EPR.
Finalement, dans cette contrainte de la double injonction, les uniques voies de la rentabilité nous obligent à nous comporter en bluffeurs ! Tout ce que nous faisons, c’est créer du bluff pour pouvoir continuer de bluffer ! Et nous autoproclamer utiles et méritants dans une société qui a érigé le travail en une vérité morale et où les banques ont adossé le mérite à la rentabilité financière.
Sans « l’utilitarisme marchand irrationnel », le capitalisme aurait déjà sombré depuis quelques décennies. Dans un contexte où tous les domaines à la fois utiles et rentables sont épuisés, déjà réalisés ou occupés, la production de ces domaines absurdes sont comme des stratagèmes spontanés et inconscients par lesquels le capitalisme parvient à faire perdurer son modèle économique. Cette situation a pour particularité d’entretenir automatiquement trois choses : Travail pour les travailleurs, rendement financier pour la finance, et pouvoir pour le pouvoir.
Tout ce qui ne se compte pas ne compte pas
Notre monde économique est placé actuellement sous la bannière du néolibéralisme. Selon cette idéologie, seules n’existent (et méritent d’être financées) que les activités rentables comme la production de marchandises ou services liés à la marchandise. On voit bien où cela nous mène, produire des choses absurdes au nom du profit et s’interdire les choses essentielles au nom du profit. La définition de l’efficience des marchés n’est donc ici qu’une affaire de rentabilité dans de la production de choses qui se vendent.
Tout ce qui est essentiel n’est pas nécessairement rentable !
Tout ce qui est rentable n’est pas nécessairement essentiel !
Nous n’avons donc affaire qu’à un monde marchand où toutes choses ne faisant pas intervenir la rentabilité n’auraient aucune raison d’être. Mais ce n’est pas parce qu’une chose se vend qu’elle est réellement utile ! Que nous manquerait-il en termes de bonheur ou de confort si les bananes pre-épluchées sous blister n’existaient pas ? Ou si la nourriture ne faisait pas trois fois le tour du monde avant d’arriver à notre table ?
N’oublions pas que le commerce tient souvent sa raison dans le consumérisme, la consommation ostentatoire ou l’effet « Veblen », la mode, la frime, le luxe, l’effet « potlatch ». Nous voyons ici que le consumérisme ne se met qu’au service de l’orgueil et du narcissisme. En dehors de cela, l’utilité réelle de certaine productions est nulle !
Nous passons nos existences à produire des choses absurdes, inutiles et polluantes pour gagner un revenu qui nous permettra d’acheter celles produites par d’autres !
…et de nous auto-proclamer « utiles » ! Cela nous permet de vivre de manière acceptée et conforme au regard d’une société où le travail semble être la condition de la dignité et de l’honneur. Ce consumérisme nous permet de passer pour des gens biens au regard de nos semblables, eux-mêmes soumis à notre regard. Ainsi, la « social crédibility », l’imitation, le conformisme est l’un des moteurs de notre monde économique ; en tant qu’êtres sociaux, nous sommes soucieux de reconnaissance, de gratification, de réputation, d’acceptation, de valorisation sociale, de distinctions. Ces choses semblent être conditionnelles à l’équilibre psychique de l’homo œconomicus soumis au regard inquisiteur de la « société du saint labeur ». Ne serait-il pas temps de se poser les bonnes questions ? Et de se donner les moyens de l’utilité réelle ?
L’entropie économique
La transition écologique impliquerait des transferts sociaux depuis les domaines nuisibles vers des domaines réparateurs, mais si l’on constate un blocage, ce n’est que par le dogme du libre marché et de la croissance. Les hommes n’envisagent l’économie que sous l’angle du productivisme, du consumérisme… mais cela a un coût écologique.
Le terme « entropie » provient de la physique et plus particulièrement de la 2e loi de la thermodynamique. Il a été introduit en économie dans les années 1960 par l’économiste et mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen. Cette théorie fait le lien entre l’exploitation des ressources naturelles et le transfert d’énergie depuis son état « libre » et exploitable vers son état diffus et définitivement perdu. La transformation d’un état ordonné en désordre.
J’ai une façon très personnelle d’expliquer cette théorie. Ma manière n’inclut pas que l’énergie ou le gaspillage des ressources naturelles, mais incorpore la production de nuisances de toutes sortes au nom du profit.
En physique, toute action engendre une ou des réactions. Ces réactions peuvent être des bénéfices ou des nuisances. Si, au nom de la rentabilité, je souhaite obtenir des bénéfices, je vais réaliser une transformation sur quelque chose (une entreprise, la nature, la société, un objet, un système…) qui va me faire avoir ces bénéfices… mais qui du même coup, va me faire avoir des nuisances. On appelle ces nuisances des externalités négatives. Elles peuvent être d’ordre éthique, sociale, dignité humaine, dignité animale, sanitaire, énergétique et environnementale.
Ici, le lien avec l’économie est que les banques n’accordent un crédit que sous la condition de la rentabilité. Mais qu’est-ce que la rentabilité ? Produire des choses qui se vendent en suscitant le désir particulier. Mais produire des choses qui se vendent c’est produire des marchandises ! et les marchandises nécessitent une extraction des ressources naturelles et une consommation d’énergie. Ce phénomène est l’entropie. Au nom de l’économie, au nom du profit, au nom de la rentabilité, nous produisons de la nuisance.
Le piège du mérite dans une société hyper complexe
Depuis la révolution industrielle, l’humanité est passée d’un état de société complexe à un état de société hyper-complexe (Joseph Tainter « L’effondrement des sociétés complexes »). Cela n’est pas sans implications majeures en termes de surconsommation d’énergie et de ressources naturelles. En effet, les agents des différentes strates sociales doivent justifier et légitimer leurs positions sur l’échelle sociale. Dans la sérénité, cela ne peut se faire que de deux manières : opérer une sélection sociale en jouant sur la qualité de l’éducation (voir les sociologues Pierre Bourdieu, Marie Duru-Bellat, Franck Lepage) ou innover continuellement. Le but étant de conserver une longueur d’avance permettant une légitimation « apaisée » de l’ordre social.
Mais nous avons vu que la stratégie de l’innovation permanente engendre l’augmentation perpétuelle du productivisme. Créer toujours plus, plus grand, plus fort s’avère problématique dans un contexte de « fin de l’innovation », d’épuisement des ressources naturelles et de consommation d’énergie. Nous ne savons plus quoi inventer qu’on en invente du bluff.
Prenons conscience que le danger consumero-productiviste est grandissant et n’ira pas en s’arrangeant. Quelle sera la durée de l’obsolescence programmée dans quelques générations ? 2 ans ? 6 mois ? Nous serons à une époque où il y aura de plus en plus d’individus dans la « lutte des places ». Où les entreprises devront rattraper sur la quantité vendue les marges perdues dans la guerre des prix. Toute cette hyper-production n’est possible qu’au détriment de la planète, extraction et pollution. Il convient aussi de rappeler les pics de production prochains qui sont autant de murs sur lesquels iront se fracasser les certitudes des économistes orthodoxes.
Les quelques gagnants de cette lutte des places, de cet épuisement de l’utilité, ne feront que régner sur une pyramide de cadavres sociaux.
Nous nous dirigeons vers une situation ubuesque où les gens seront dépourvus d’emplois et de donc pouvoir d’achat. Où les productions de marchandises seront confrontées à une ambivalence inédite ; on devra produire beaucoup et pas cher pour continuer de vendre alors que les prix augmenteront à cause des pénuries prévisibles de matières premières et que les produits se feront forcément plus rares. La « stag-je-sais-plus-quoi-flation ».
Désirs particuliers et nécessités collectives
Nous allons maintenant faire la différence entre deux concepts d’utilité sous un angle financier. Celui des désirs particuliers et celui des nécessités collectives. Définissons que la sphère des désirs particuliers est marchande, elle répond à la logique du « business as usual » et que celle des nécessités collectives est non-marchande. Vous verrez dans ma conclusion que ces deux sphères ne sauraient être financés de la même façon.
L’une produit des choses qui répondent aux désirs particuliers, l’autre produit des choses utiles, essentielles et urgentes, mais qui s’adressent à la nécessité collective. La tentative de vendre des projets de nécessités collectives à des particuliers n’enclenchera pas la « découverte du prix » mais plutôt la « négation du coût ». Le particulier refusera, la plupart du temps de réaliser spontanément de généreux gestes financiers à dessein du collectif. Les seules fois où il le fait, c’est quand il y est contraint… par la fiscalité, à l’instar des domaines régaliens (police, justice, armée).
Notre système bancaire est bien incapable de financer les domaines de la nécessité collectives, car il ne s’agit pas ici d’investissements rentables, mais bien de dépenses à fonds perdus. C’est pour cela que ces choses ne peuvent être financées que par la fiscalité ou par la dette publique. Mais nous allons voir que cette façon de faire est un non-sens calamiteux.
Nous devons considérer l’idée que les projets de nécessités collectives ne concernent en rien un investissement spéculatif, mais la chance que l’humanité se donnera pour que demain existe.
On entend souvent dire que la transition écologique sera compliquée à financer ; nous avons ici affaire à des choses qui coûtent et ne rapportent pas… des dépenses à fonds perdus.
L’idée que la transition écologique soit une charge est le point de vue de « celui qui paye », mais cette dépense sera le chiffre d’affaires d’entreprises dédiées à ces projets de transition, le revenu des prestataires. Dans la logique financière habituelle, la dépense des uns est le revenu des autres, tout dépend de quel côté du porte-monnaie vous vous trouverez. Charges ou revenus ? Êtes-vous le payeur ou le receveur ? Le problème avec la transition écologique, c’est que personne ne veut être le payeur. En revanche, je suis persuadé que beaucoup seraient d’accord pour être les receveurs.
Dans la théorie que je présente plus tard, le point de vue « payeur » n’existe pas ! Comme vous allez le voir plus loin, l’idée proposée ici est que personne ne paye, mais que beaucoup reçoivent. L’idée est de créer un client disposé à acheter des choses qui habituellement ne se vendent pas ! Un client dont l’intérêt serait le parfait contraire de tout individu rationnel ou de toute nation « normale ». Le client qui achète des nécessités collectives et qui en a les moyens puisqu’il crée de la monnaie spécialement pour ça. Cela entend la création d’un consensus international au moins du même niveau que les accords de Bretton woods.
La vision matérialiste et archaïque de la monnaie
La monnaie n’a pas toujours été ce que nous en savons. Du marquage de la dette sur des morceaux de bois à la monnaie métallique or ou argent, de la plume d’oiseau rare au Bitcoin, la monnaie a pu prendre plusieurs formes au cours de l’histoire. Toutes ces formes de monnaie cependant n’ont toujours eu qu’un seul but, être un adossement à des intérêts ou à des choses de valeur, orientant nécessairement cette monnaie qu’à un paradigme matérialiste ; la monnaie ne semble être que la représentation facilement transportable des biens, le sous-jacent de la marchandise.
De nos jours, la monnaie n'est qu'une histoire de comptabilité, de conventions humaines, mais nous continuons de faire comme si elle obéissait à des contraintes physiques immuables.
Dans la culture et l’intellect moderne, peu de gens ne l’envisagent guère comme autre chose ; sa fonction n’est que de représenter la possibilité de se procurer des choses suscitant le désir particulier. Mais le particulier est égoïste, il ne s’intéresse qu’à des choses le concernant directement et il sera souvent peu enclin à donner de son précieux sésame pour des domaines ne relevant pas de son intérêt direct. Parfois, il consentira à donner de son trésor pour quelques nobles causes, mais la plupart du temps ces nobles causes, domaines de la nécessité collective, ne peuvent se réaliser que par la contrainte fiscale. Autrement dit, les gens sont contraints de donner de l’argent par la force publique pour le financement des choses collectives. Ce qui laisse entrevoir des phénomènes de contraintes ou de spontanéités lors du déplacement de l’argent entre les sphères du désir particulier et celles des nécessités collectives.
- Sphère marchande => fiscalité (contrainte) => Sphère non-marchande
- Sphère non-marchande => ruissellement (spontanéité) => Sphère marchande
Dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt particulier (l’égoïsme) est toujours présent. En fonction de la direction depuis et vers laquelle la monnaie voyage, cet intérêt particulier sera soit une contrainte, soit une spontanéité.
Nous voyons que lorsque l’argent se trouve dans le monde des désirs particuliers (la sphère marchande), il est contraignant de faire le faire revenir vers le monde des nécessités collectives (la sphère non-marchande) car, la seule façon de le faire est par la fiscalité. Alors que le contraire se ferait de façon plus spontanée. Imaginons alors une architecture bancaire inédite où la monnaie serait créée pour la sphère non-marchande et qu’ensuite cette monnaie « ruissellerait » par le jeu des banques et des marchés vers la sphère marchande.
Conservons alors les banques commerciales pour servir la sphère marchande, mais inventons une institution financière dédiée à la transition écologique et qui fonctionneraient selon un mode inédit. Tentons ensuite de faire coordonner ces deux mondes selon une nouvelle architecture bancaire.
La métaphore des trous et la loi du reflux
Parlons maintenant de la création monétaire par les banques commerciales. Il existe trois théories sur cette question :
- La théorie de l’épargne préalable où les banques jouent un rôle de médiateur entre les épargnants et les emprunteurs pour déterminer le niveau de risque de défaut de remboursement. C’est la théorie communément admise, notamment par les économistes orthodoxes, mais elle est fausse
- La théorie des réserves fractionnaires qui est la théorie défendue par quelques économistes. Faute de temps, nous ne nous y attarderons pas.
- La théorie des réserves obligatoires qui est celle qui est concrètement en vigueur. C’est de celle-ci que nous allons donc parler.
C’est donc la théorie des réserves obligatoires qui est celle que nos banques utilisent. Nous pensons souvent que les banques ne sont que des intermédiaires entre épargnants et emprunteurs, c’est ce qui semble être intuitif, ce qui semble « aller de soi ». En réalité, les banques créent et prêtent de la monnaie qui n’existe pas lors du crédit et détruisent cette monnaie lors du remboursement. Tout simplement parce qu’une économie grandissante a besoin en permanence de création de nouvelle monnaie pour accompagner cet agrandissement, ce qui est à la fois logique et calamiteux.
Que sont donc ces fameuses réserves obligatoires ? Ce n'est qu'un taux limitant la possibilité qu'à une banque de créer de la monnaie. Par exemple, si le taux est de 2%, cela veut dire que pour créer et prêter 100 en dette (M1), la banque doit avoir 2 en réserves (M0) et qu'elle est tenue à cette obligation.
Nous pourrions être choqués d’apprendre que la monnaie ne soit pas la prérogative de l’État et que des entreprises privées soient en charge de cette énorme responsabilité. Mais après réflexions et études sur la question, il convient de nuancer et de faire la part des choses. Au risque de vous surprendre, je considère que notre système de création de monnaie ex nihilo par des banques commerciales est très pertinent ; le problème, c’est qu’il est incomplet. Il ne sait créer de la monnaie qu’en contrepartie d’une dette. Nous allons voir que cela nous oblige à une logique d’endettement perpétuel où c’est l’endettement des agents suivants qui permettra le désendettement des agents précédents, d’une part, et d’autre part, la dette implique nécessairement la rentabilité.
Dans cette logique, à chaque fois que la dette change de mains, il convient d’ajouter la marge, le profit nécessaire à la rentabilité des agents économiques, ainsi que le paiement de l’intérêt bancaire. Ce qui démontre que cette dette est forcément perpétuelle et grandissante. Si vous parvenez à vous désendetter, c’est qu’un autre agent, ou groupe d’agents, se sont endettés pour permettre votre désendettement.
La monnaie se crée donc par le crayon du banquier et s’efface par sa gomme. Lorsque de la monnaie est créée par un crédit, il s’agit de l’émission d’un flux monétaire et lorsque de la monnaie arrive pour rembourser un crédit, il s’agit d’un reflux monétaire. C’est au moment du reflux que la monnaie et la dette sont effacés.
La métaphore des trous, part 1
Tentons de clarifier ce concept de flux et de reflux avec la « métaphore des trous ». Lorsqu’un crédit vous est accordé, de la monnaie est créée simultanément avec la création d’une dette. Imaginons que cette dette est un « trou dans le sol ». Le niveau du sol étant à 0, le « trou » est donc un solde négatif et l’épargne (la « montagne »), un solde positif. Les coups de pelle issus de ce trou sont de la monnaie que vous lancez dans l’économie. Sur le point de vue comptable, si vous avez une dette d’un montant de « x », c’est que de la monnaie a été créée pour un même montant de « x ». Nous voyons ici que lorsque les banques commerciales créent des « coups de pelles » (monnaie), elles créent nécessairement des « trous » (dette).
Vous allez utiliser cette monnaie pour payer des achats, ainsi, vos fournisseurs vont obtenir vos « coups de pelle » (votre monnaie) provenant de votre trou (de votre dette), ce qui leur permettra de combler leurs propres trous (de solder leurs dettes). Le flux des uns est donc le reflux des autres.
Quant à vous, il faudra que vous receviez des coups de pelle dans vos affaires (monnaie de vos chiffres d’affaires), qui servira à combler votre trou (le reflux) et ainsi effacer votre dette. Mais cela entend qu’un autre agent a dû creuser un trou (créer une dette) pour vous envoyer ses coups de pelles nécessaires au comblement de votre propre trou. Une fois votre trou comblé, la terre revient au niveau du sol, votre dette est donc à « 0 » ; la dette et la monnaie sont « gommées ».
Comprenez bien que quand on parle de création monétaire, la banque commerciale ne crée pas de pièces ou de billets (monnaie fiduciaire), il ne s’agit ici que d’écritures comptables (monnaie scripturale) sur un logiciel de banque. Ce sont les banques centrales qui sont en charge de la création de la monnaie fiduciaire.
Parfois il ne sera pas nécessaire de créer de monnaie par le crédit, la monnaie déjà existante (épargne, trésorerie, fonds de roulement, argent de poche) dans l’économie étant suffisante. Mais les banques doivent créer de la monnaie en fonction de l’inflation et en fonction des nécessités de la production (théorie de la monnaie endogène) et pas obligatoirement le contraire.
Ce ne sont pas les dépôts qui sont préalables aux crédits… ce sont les crédits qui font les dépôts !
Par ailleurs, si vous avez « une montagne de coups de pelle » (épargne) cela n’est dû qu’au fait que quelque part, des trous n’ont pas encore été rebouchés ; l’épargne des uns est donc un encours de dette des autres. Le niveau du sol étant « 0 » les montagnes ne peuvent exister sans l’existence de trous… donc, l’épargne n’existe pas sans dette. Ce sont les crédits qui font les dépôts (Joseph Schumpeter).
La métaphore des trous, part 2
Il convient de comprendre que l’économie devra nécessairement creuser des trous de plus en plus grands dans le futur pour combler les trous du passé, c’est-à-dire engendrer des dettes de plus en plus grandes pour rembourser les dettes précédentes. Pourquoi ? Il peut y avoir de multiples raisons plus ou moins visibles, comme le phénomène de l’usure (l’intérêt bancaire), l’évasion fiscale, l’argent noir ou gris (délinquance internationale) ou le simple fait que le particulier « cache de la monnaie sous le matelas » par crainte de l’avenir (motif de précaution… « théorie de la préférence pour la liquidité » de Keynes) qui sont autant d’accumulation de « montagnes de terre » manquantes à l’économie pour combler les trous. Ces pratiques sont autant de manques à gagner confisquant à l’économie la possibilité des reflux nécessaires au remboursement des dettes. Nous avons vu que ce n’est pas l’épargne qui est préalable au crédit, mais bien le crédit qui permet l’existence de l’épargne.
Comment combler des trous de l’économie réelle, alors que les coups de pelles s’accumulent en montagnes dans les paradis fiscaux ?
Ces mécanismes sont l’un des problèmes de notre économie, où des agents seront placés en servitude pour dette parce que d’autres trichent ou sont égoïstes ! Ils seront condamnés à produire de la nuisance puisque qu’il faut produire de plus en plus de choses qui se vendent tout en creusant des trous de plus en plus gros pour combler des trous anciens et parce que des « poignées de terre » disparaissent continuellement du circuit vers les « montagnes » de Suisse, de Miami, du Delaware ou des Seychelles (paradis fiscaux) ! C’est ici que cette « métaphore des trous » devient la réalité des trous que nous faisons dans la nature : la production ne peut se faire que par l’extraction irraisonnée et infinie de ressources naturelles. Pour produire quoi ? On ne sait plus…
La dette, c’est de l’extraction à rebours ! Nous nous obligeons à creuser des trous de plus en plus profonds dans la nature pour combler des trous de plus en plus gros sur nos feuilles de comptabilité !
Mais l’évasion fiscale, la délinquance ou la thésaurisation ne sont qu’une infime partie du dilemme. Plus généralement, lorsque vous créez une entreprise, vous n’envisagez pas de gagner de l’argent dans l’unique but de rembourser votre banquier ; il faut que votre entreprise atteigne le seuil de rentabilité. Ce qui implique de réaliser un profit supplémentaire que le simple fait de solder votre dette à la banque. Qui paye ce profit ? Ou plutôt, précisons la question : d’où provient l’argent nécessaire à la réalisation d’un besoin de profit grandissant dans l’économie générale ? L’épargne suffit-elle ? Non ! Ou si oui, elle est confisquée par l’égoïsme ou le manque de désirs d’achat. Un riche, en plus d’avoir beaucoup d’argent, possède déjà beaucoup de choses et de patrimoine ; l’opportunité d’achat est de plus en plus improbable. Ils sont donc possesseurs de liquidités disponibles, sans que cette liquidité soit mise face à des désirs d’achats, sinon des choses de plus en plus luxueuses ou le marché de l’art. Plus on est riche, plus on a de « tout » et plus de « rien » ne nous intéresse. Tout posséder… l’Enfer des riches, ne rien avoir… l’Enfer des pauvres.
Il est nécessaire de se poser une série de questions essentielles : Comment une épargne à somme fixe pourrait être suffisante à une croissance grandissante ? D’où provient votre épargne ? Une partie de la réponse est ici : les épargnants bloquant les liquidités par manque de désirs d’achats, seules les banques peuvent créer de nouvelles dettes pour combler les dettes précédentes ; les intérêts composés et obligations souveraines de ces nouvelles dettes ne manqueront pas de faire grandir les riches et lointaines montagnes d’épargne off shore. Ou même, le pécule bancaire de gens qui croient que c'est leur épargne qui permet le crédit, et qui sont absolument inconscient que c'est, au contraire, grâce au crédit que leur épargne existe.
Le piège intellectuel dans lequel nous sommes tombés est que nous pensons que c’est l’épargne qui permet le crédit. Mais lorsque vous avez compris que c’est en réalité le contraire, vous déduisez rapidement que l’épargne « égoïste » est précisément ce qui empêche les dettes de se résorber.
Si vous refuser de faire fondre votre montagne, cela veut dire que simultanément, vous interdisez à un trou de se combler...
...et que la seule façon de combler ce trou sera d'en creuser un autre plus grand ; ce qui aura aussi pour effet de faire grandir votre montagne par le jeux des obligations et des intérêts composés.
Le dilemme de l’origine du profit est mis en évidence depuis les travaux de Karl Marx (A => M => A’) en 1850, puis par les post keynésiens, puis de nos jours avec la fabuleuse thèse de Édouard Cottin Euziol. Nous y répondrons ici de manière brève : Le profit n’est rien d’autre qu’un pari sur un futur où les agents s’endetteront à plus forte raisons de manière à ce que les agents qui précèdent puissent se désendetter.
En d’autres termes, c’est l’endettement des suivants qui permettra le désendettement des précédents !
Et comme à chaque agent il convient d’ajouter le profit nécessaire à la rentabilité, puis la thésaurisation, l’épargne « égoïste » ou la fuite fiscale, cette courbe d’endettement ne peut que grossir. Si les montagnes grandissent c'est parce que les trous grandissent aussi.
Finalement la dette ne s’éteint jamais ; elle passe juste de mains en mains et elle ne peut que grossir à chaque fois qu'elle le fait. De la même façon que si nous formions un cercle et que nous nous « refilions la patate chaude » voisin après voisin et que cette patate chaude devenait de plus en plus grosse et de plus en plus brûlante. La dette, c’est ça !
À une époque où la planète nous demande de stopper le productivisme à outrance, la dette nous impose de faire le contraire ; elle condamne éternellement l’humanité à une servitude productiviste, dénommée « croissance » et la planète à une extraction irraisonnée de ses ressources naturelles. Pour produire quoi ? Le bluff qui nous permettra de réussir, de devenir des gens biens et au système de perdurer.
Finalement dans ce système, la seule chose qui ne perdure pas, c’est la planète
La métaphore des trous, part 3
Si nous additionnons les dettes publiques et privées du monde entier et que nous convertissions tout en dollar, le total s’élève à 277 000 milliards US$ alors que le PIB de la planète n’est « que » de 80 000. Métaphoriquement, « nous avons créé un porte-monnaie 3 fois plus gros que le magasin ». Cette monnaie créée, c’est du cashflow (coups de pelle) ou de l’épargne (montagnes) locale ou offshore pour les uns, mais c’est une dette à solder (trou) pour les autres et de l’extraction à prévoir. Cela entend que rien de ces 277 000 milliards ne sera dirigé vers la transition, mais au contraire, à des projets extractifs et calamiteux au nom de la production de « désirs particuliers », d’actifs tangibles. Et que la dette nouvelle qui servira à combler cette dette ancienne, ne se fera que selon les critères de la rentabilité financière, autrement dit, encore et toujours de l'extraction.
Notre monde est coincé dans un système en pénurie d’innovations réelles et adossables à des désirs d’achat, et que cette nécessité de créer pour vendre implique l’extraction infinie de ressources naturelles non-renouvelables. Ceux qui ont de la dette (des trous) sont contraints de créer des choses à vendre pour motiver ceux qui ont de l’épargne (une montagne) à la dépenser ; si la production ne les intéresse pas, ce sera une nouvelle dette qui permettra de solder l’ancienne et les intérêts composés et autres obligations souveraines ruisselleront sur des montagnes off shores de plus en plus hautes.
Pour rappel, la montagne est le « miroir en positif » du trou. L’épargne des uns est forcément la dette des autres. Les uns transpirent pour que les autres accumulent. La dette est bel et bien une forme d’esclavagisme moderne, en plus d'être une calamité environnementale.
Nous scions la branche de l’arbre sur laquelle nous nous trouvons tous, dans le but de rembourser à des banquiers l’emprunt pour la scie !
Si nous devions solder la dette des banques, il faudrait extraire en ressources naturelles l’équivalent de plus de 3 planètes Terre… et cette dette ne fera que grossir en changeant de mains. C’est pour cette raison que nous devons trouver un moyen de solder cette dette autrement que par des biais extractifs.
À une époque où la planète nous demande d’arrêter la production de nuisances, la dette nous oblige à faire le contraire : produire et vendre éternellement des choses nuisibles et polluantes pour combler l’infinitude de nos trous et faire grandir des montagnes d'égoïsme.
Deuxième partie : une piste de solution ?
« Nous pouvons démontrer de manière probante que nous avons besoin d’un objet volant.
Inventer l’aéroplane est une tout autre affaire »
Tommaso Padoa-Schioppa 1940-2010
(membre du directoire de la Banque
centrale européenne)
- Nous avons compris qu’il existe deux sphères dans lesquelles la monnaie est nécessaire : la sphère marchande, celle des désirs particuliers, et la sphère non-marchande, celle des nécessités collectives. Nous avons aussi compris que ces deux sphères ne sauraient être financées de la même manière, car la réalisation des domaines collectifs sont parfaitement incompatibles avec la logique du profit bancaire.
- Nous avons compris que la monnaie n’est pas neutre... ou si elle l’est, c’est l’intérêt, le désir ou la contrainte de qui la possède qui ne l’est pas.
- Nous avons compris que l’économie moderne est entrée dans sa « crise de l’utilité ». Nous avons affaire à des héritiers désireux des mêmes réussites que leurs aïeux du 18ᵉ siècle, sans que plus tant de choses ne soient à produire ou inventer pour tenir ces objectifs. Un système productiviste qui tente désespérément de porter à bout de bras l’auto-justification de sa propre existence… qui ne doit son salut que dans sa capacité à produire du bluff (l’utilitarisme marchand irrationnel).
- Nous avons compris aussi que la production de désirs particuliers relève souvent de la production de marchandises et est ainsi, génératrice d’entropie, d’extractions, de nuisances.
- Nous avons compris qu’il est illusoire de faire la transition écologique en utilisant la politique budgétaire, cela reviendrait à produire de la nuisance pour gagner les moyens, via l’impôt, de la réparer. Ou dans le cas de la création d’une dette souveraine, cela reviendrait à créer une dette pour sauver le monde, puis de le tuer pour la rembourser.
- Nous avons compris que la monnaie est endogène et pas exogène. Dans le cadre d’une économie monétaire de production, la monnaie est créée ex nihilo par les banques en fonction des nécessités de production. La compréhension de cette pratique est primordiale pour la perception de toutes les conséquences que cela engendre sur de nombreux plans tant éthiques, que sociaux et écologiques.
- Nous avons compris que la dette est un piège sans fin qui oblige les hommes à une servitude absurde et la planète à une extraction irraisonnée de ses ressources naturelles.
- Nous avons compris que quelque chose d’inédit doit être inventé.
Une monnaie supranationale sans dette et dédiée à l’écologie
Nous venons de voir que ce sont les banques qui créent de la monnaie et lorsqu’elles le font, ce ne peut être que sous l’égide d’une dette. Cela pourrait-il en être autrement ? En termes de création monétaire, commençons par nous poser 3 questions :
- Quelles sont les institutions habilitées à créer de la monnaie ? Des banques commerciales ? Des institutions d’un autre genre ?
- Lorsque la monnaie est créée, l’est-elle sous la contrepartie d’une dette ou d’un don ?
- Quelles conséquences et possibilités cela aura-t-il en cas de dettes ou de dons ?
Il manque ici le contraire de la dette : le don ! Ainsi que l’objet inverse auquel la dette nous contraint : faire des choses étrangères à la rentabilité. Créer les institutions qui feront que ce « don » soit utilisé pour la nécessité collective ; le contraire de ce que font les banques à dettes.
L’idée est de mettre en place une théorie monétaire à deux niveaux d’utilité. Une partie sera dédiée au marché bancaire tel que nous le connaissons et une autre aux financements des nécessités collectives. Les deux parties coopéreront dans une architecture monétaire et bancaire inédite et où de nouveaux mécanismes seront mis en place pour le contrôle de l’émission monétaire et de l’inflation.
Je propose ici une idée inspirée de la théorie du Bancor proposée par JM Keynes en 1944 lors des accords de Bretton Woods. Cependant, cette idée serait augmentée par le fait qu'elle soit une cryptomonnaie dédiée uniquement aux banques centrales au titre des réserves de changes, et que cette la première émission de cette monnaie devrait se faire en contrepartie d'un acte pour l’environnement et la transition écologique. Autrement dit, on crée de la monnaie non-adossée à une dette, mais dédiée à la transition écologique. Puis, le ruissellement de cette monnaie vers la sphère marchande permettra de solder une partie des dettes par la loi du reflux.
Une cryptomonnaie inspirée du « Bancor » de Keynes et dédiée écologie
Propriétés :
- Une monnaie supranationale où les devises nationales se convertiraient à taux de change fixes, révisables périodiquement et soumise à des contraintes écologiques.
- Une monnaie dédiée à la transition écologique. Rien à voir avec de la production de marchandises, l’émission première de cette monnaie se ferait à dessein d’actes liés à la transition écologique.
- Une monnaie libre de dette créée ex nihilo qui comblerait les dettes de banques. à la différence des banques commerciales qui diffusent de la monnaie dette lors du crédit (besoin de rentabilité), cette institution diffuserait cette monnaie sous la contrepartie d’une activité précise et en fonction d’un besoin lié à la transition écologique. Comme cette monnaie n’est pas une dette, cela entend que personne n’aura à la perdre ni à la rembourser. Au contraire, l’instauration de ce système permettra aux pays de se désendetter en réalisant autre chose que de la production de marchandises. Les pays se désendetteront en réparant la nature. Aussi contre intuitif que cela pourrait paraître, c’est comme créer de la monnaie pour enlever de la dette. Cette monnaie serait le reflux des dettes. Pour revenir à la métaphore des trous, c’est comme créer des coups de pelle (reflux) sans créer de trou (dettes).
- Solidité, confiance et adossement à une utilité de nécessité collective Cette monnaie serait une Cryptomonnaie qui instaurerait sa valeur, sa solidité et sa confiance dans le fait qu’elle n’existe qu’en réseau fermé entre banques centrales et soit mondialement « fiat ». On peut imaginer un réseau d’ordinateurs quantiques spécialement dédiés aux banques centrales pour ce projet. Son émission première est dédiée à la réalisation de choses habituellement liées à la politique budgétaire (transition écologique). Cette méthode substituant ces domaines, les nations font ici l’économie en termes de budget. Ce système substitue donc une partie du budget des nations participantes.
Un « or virtuel » adossé à la transition écologique
À la différence des cryptomonnaies grand public basées sur le « vent de la croyance » et soumises aux tempêtes de la volatilité, celle-ci ne serait réservée qu’aux banques centrales au titre des réserves de change et bénéficierait une certification politique « consensus fiat international ». Par ailleurs, loin d’être adossée à du « rien », chaque unité disposerait d’une signature numérique et d'un historique précisant la teneur du projet au motif de sa création et diffusion.
Les nation ou entreprises obtiendraient de cet « or virtuel » en contrepartie de prestations écologiques et auraient au choix, la possibilité de convertir cet « or virtuel » en devise domestique ou bien de la conserver en réserves de changes ou un mix des deux. En cas de prestataires privés, la conversion en devise domestique sera obligatoire ; la banque centrale de la nation du prestataire créera de la devise domestique qui sera donc le CA du prestataire et conservera cet « or virtuel » au titre des stocks de change. Ce processus permettra la solvabilité des projets insolvables, ainsi qu’une nouvelle source de ruissellement économique capable de solder une partie des dettes et de créer des emplois liés à la réparation écologique. Le tout, en créant un nouveau SMI laissant priorité à l'écologie.
Ce nouveau système monétaire permettrait de résoudre les 4 grands dilemmes
Effets :
- Chômage. Les hommes retrouveraient dignité et utilité dans des domaines ayant du sens et de la pertinence.
- Dettes. Cette méthode permettrait un reflux sur une partie des dettes des nations. Autrement dit, une monnaie « coups de pelles » qui comble « les trous » des dettes.
- Faire la transition écologique. Sans passer par la fiscalité, donc substitution d’une partie de la politique budgétaire des pays.
- Stopper la production de choses inutiles et polluantes. Obsolescence programmée, activité d’utilité artificielle, et autres « bullshit causes », font partie des quelques domaines absurdes qui seront à effacer sans complaisance de notre codex économique.
- Installation d'un nouveau système monétaire international à taux de change fixe révisable périodiquement
Faire la transition écologique sans besoin de l’impôt
Nous avons vu que les banques n’envisagent l’économie que sous l’unique gouvernail de la rentabilité. Cela entend que si un entrepreneur souhaite se faire prêter de l’argent par une banque, il doit produire des choses qui se vendent. Nous sommes donc ici dans le monde des désirs particuliers. Les activités de nécessités collectives sont laissées au hasard de la politique budgétaire et ne pourront être financées que par l’argent de l’impôt… ou pas financées du tout.
Par aveuglement paradigmatique, nous nous sommes laissés enfermés dans un piège de la comptabilité… Pour en sortir, nous devons inventer un stratagème de la comptabilité.
Imaginons un système où les 2 sphères marchandes et non-marchande pourraient s’orchestrer de manière coordonnée. Il y aurait la finance pour la sphère marchande nationale et une finance pour la sphère non-marchande de niveau international. Cela entend la création d’une nouvelle architecture bancaire et monétaire, idéalement internationale.
Conservons nos banques commerciales, compétentes pour les désirs particuliers, mais complétons-les par autre chose dédiée aux nécessités collectives. Inventons une nouvelle architecture monétaire où un nouvel organisme créerait une partie de la monnaie de l’économie. Précisément la partie dédiée aux choses de la nécessité collective. Contrairement à ce que nous avons l’habitude, l’impôt n’est ici plus nécessaire, cette méthode substituant une partie de la politique budgétaire.
C’est comme inventer la « banque des dépenses à fonds perdus ». Cette banque aurait les moyens de faire ce genre de choses, simplement parce qu’elle dispose du droit d’augmenter la taille de son bilan. Autrement dit, de créer de la monnaie. Cette création de monnaie nouvelle ne serait pas émise sous la contrepartie d’une dette, mais soumise à la condition de réaliser une action de nécessité collective. Ce « don » que personne ne perd ni ne paye serait le revenu d’une nouvelle sorte de prestataires.
En orientant cette création monétaire vers des projets de nécessités collectives, c’est comme si nous créions un client disposé à acheter des choses qui habituellement ne se vendent pas. Avec ce système, il devient donc possible de financer la transition écologique et de redonner aux hommes emplois, utilités et dignités, mais aussi de résoudre le problème de la dette mondiale.
La monnaie don stoppe la malédiction de la dette
Faisons une analogie avec le commerce international. Imaginons que je sois l’Allemagne. Si je m’en sors si bien à l’international c’est que ma production de véhicules s’exporte bien. J’envoie donc des marchandises à l’étranger et l’étranger m’envoie de sa monnaie qui sera convertie dans ma devise domestique par la chambre de compensation et constituera mon chiffre d’affaires. Je parviens donc à solder mes dettes grâce à « de la monnaie venue d’ailleurs ». Ceci est une chose que peut faire l’Allemagne, mais que d’autres pays tels que la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Italie ne peuvent faire. Leur balance extérieure est déficitaire et leurs dettes ont donc du mal à être soldées.
Hormis l’idée que l’équilibre parfait est improbable, nous pouvons tirer plusieurs conclusions de ceci mais principalement celle-ci : nous avons affaire ici à « une apologie de la nuisance ». En effet, la production de marchandises requiers une extraction déraisonnable de ressources naturelles, ainsi que la pollution qui va avec. Notre économie ne sait qu’être extractive, elle prend outrageusement à la nature sans jamais se demander si elle en a le droit ni même si cette extraction pourrait être infinie. Proposons ici quelque chose de nouveau : l’économie de la réparation et de la précaution écologique. Et tentons de le faire à un niveau international.
La métaphore des trous, part 4
En joignant l’utile à l’utile, instaurons un système où une monnaie libre de dette serait le reflux sur les dettes. De la même façon qu’un coup de pelle venu d'ailleurs comble un trou d'ici, cette monnaie comblerait le trou des dettes (loi du reflux). De la même façon que l’Allemagne comble ses dettes en vendant des marchandises et recevant « de la monnaie venue d’ailleurs ».
La dette mondiale est de 277 000 milliards de US$. Pour continuer dans la métaphore des trous, c’est comme si nous avions un trou de 277 000 milliards de coups de pelle. Cette dette ne pourra se combler (reflux) que si d’autres agents vous envoient des coups de pelle issue de la revente de vos marchandises. Cette monnaie existe-t-elle ? Où est cette montagne (épargne) ? Les marchandises que vous allez produire vont-elles intéresser ces acheteurs au point de les faire accepter de faire fondre leur « montagne » pour que vous puissiez combler vos « trous » ? Le dogme de l’innovation infinie est-il intellectuellement solide ? D’autant que l’entropie nous informe que produire des marchandises, c’est du même coup, engendrer de la nuisance.
Nous savons que la transition écologique coûtera environs 80 000 milliards US$. Créons alors cette monnaie, et elle sera le reflux sur une partie de notre dette mondiale. La création de cette monnaie ne sera pas une addition, mais une soustraction de la dette. Une monnaie de reflux mais sans dette.
Éviter un choc positif de demande
Mais il est évident que si nous lancions l’équivalent de 80k milliards US$ (je prends pour base le US$, mais ce ne sera pas cette devise) du jour au lendemain dans l’économie, nous ferions face à un choc positif de la demande face à un choc négatif de l’offre (hyperinflation). D’autant que cela ne résoudrait en rien le problème de la transformation de l’économie vers la durabilité.
Nous devons plutôt envisager la progressivité. Il sera nécessaire d’étaler cette somme progressivement dans l’économie et selon des critères stricts. Avec le Bancor, Keynes avait prévu un système de quotas par pays en fonction de la population, de leurs capacités industrielles. Nous pourrions faire de même en ajoutant l’enjeu écologique. Par exemple, pourquoi ne pas envisager l’injection de 3000 milliards d’unités de cette monnaie par an sur 25 ou 30 ans ? Cette somme, répartie entre toutes les nations de manière équitable et pertinente sera le moyen de faire cette transition, sans provoquer de chocs sur les devises.
C'est comme créer un pays disposé à perdre pour que les autres puissent gagner, comme un client qui achète des choses que personne ne veut acheter.
Il ne s’agit pas d’un ajout de monnaie supplémentaire (addition), mais bien d’une soustraction à la masse monétaire (enlèvement de la dette par le reflux), de la même façon qu’avec le commerce international, la monnaie venue d’ailleurs comble une partie des dettes domestiques. Sauf qu’ici, point besoin de produire des marchandises et de la nuisance, nous produisons des bonnes actions écologiques et c’est comme un « pays étranger » qui nous paie pour ça. Comme un client disposé à acheter des choses qui habituellement ne se vendent pas… un client spécialisé dans l'achat de nécessités collectives. Ici nous n’avons pas C.A pour M.A (Chiffre d’affaires pour marchandises), mais C.A pour B.A (Chiffre d’affaires pour bonnes actions).
Gardez à l’esprit que la monnaie n’est rien d’autre que de la comptabilité ; autrement dit, des conventions humaines. Comme aucune nation ne souhaite être la perdante de ce jeu, créons un « perdant par convention »… C’est-à-dire, un perdant virtuel qui permet que les autres gagnent.
Nous créons donc un reflux sans créer de flux, non pas en produisant des marchandises à l’export, mais en produisant de la réparation environnementale. Ce pays virtuel augmenterait la taille de son bilan pour que les autres puissent baisser la taille des leurs. Il ne relèverait que d’une convention internationale pour inventer ce « pays virtuel ».
La méthode serait la même que dans le commerce international. Ce pays virtuel acheteur des nécessités collectives du reste du monde donne de sa devise qui sera convertie par une chambre de compensation en votre devise domestique. Cela revient à être payé pour faire des choses qui habituellement sont des charges coûteuses, sauf que là personne ne paye. Imaginez si en 2012, la Grèce avait eu la possibilité de solder sa dette avec cette solution.
La monnaie n’est qu’une vue de l’esprit et dorénavant, nous savons qu’elle n’obéit en rien à des lois physiques la limitant en termes de quantités. Elle peut être créée par l’homme, et donc, la monnaie ne relève finalement que de conventions politiques ou comptables plutôt que de contraintes physiques. Ce blocage intellectuel provient probablement du fait que dans la légende commune, la monnaie est liée à quelque chose de palpable, comme à l’époque de la monnaie marchandise (or ou argent). Là où les alchimistes ont échoué dans leur tentative de transformer le plomb en or, les banquiers ont réussi ; la monnaie est une chose multipliable ou effaçable à volonté. Elle n’a donc plus rien à voir avec le paradigme du matérialisme archaïque ; de nos jours, la monnaie se crée par le crayon du banquier (flux) et se détruit par sa gomme (reflux).
La stabilité de l’émission monétaire au niveau des nations
Reste cependant la question brûlante de l’inflation ou plutôt du contrôle de l’émission monétaire au sein même des pays. La question de l’inflation n’est ici pas recevable au niveau mondial, car c’est créer un « pays virtuel » qui augmente son bilan pour que vous réduisiez le vôtre. Le fait que ce pays virtuel crée de la monnaie n’est en rien un problème, car ce pays n’a pas de population soumise aux logiques habituelles de l’offre et de la demande et sa monnaie n’est pas sujette à une guerre des devises comme nous le constatons avec les changes flottants.
Est-ce que l’Allemagne a subit une hyperinflation du fait de vendre trop de voitures à l’export ? Non ! Elle a juste soldé ses dettes.
Cependant cette logique devient différente dès lors que de la monnaie fraîche ruisselle dans un pays habité par de vrais agents, car eux sont soumis aux règles de la vie réelle de l’offre, de la demande, de la pénurie, de l’abondance. Il convient donc que les nations contrôlent au domestique le taux d’émission monétaire par leurs banques commerciales. Ce contrôle de l’émission monétaire pourrait s’articuler selon de nouvelles normes bancaires.
La monnaie don est permanente, la monnaie dette est temporaire. Nous devons aborder les notions de monnaies permanentes et de monnaies temporaires. La monnaie dette émise par les banques est temporaire dans la mesure où le reflux est susceptible de l’effacer. En revanche une monnaie don est permanente dans la mesure où elle n’est pas soumise à la loi du reflux. C’est à cet endroit qu’il convient d’envisager une architecture bancaire tenant compte de ces contraintes.
Nous avons ici deux solutions :
- Hypothèse où la « monnaie venue d’ailleurs » est une monnaie permanente de banque centrale. Dans ce cas, imaginons que cette monnaie serve de réserves obligatoires (base monétaire / agrégat M0) pour l’émission de monnaie dette (masse monétaire / agrégat M1) par des banques commerciales pour le monde marchand. À mesure qu’augmente le nombre d’unités de base monétaire reçues dans les banques commerciales (Agrégat M0 en monnaie permanente), on augmente en même temps le taux de réserves obligatoires, cela aura pour effet de diminuer le levier multiplicateur monétaire et donc le droit pour les banques commerciales d’émettre de la dette (agrégat M1 en monnaie temporaire). Nous voyons donc une séparation nette entre les monnaies de nécessités collectives (monnaie permanente servant de réserves obligatoires) et l’émission de la masse monétaire temporaire dédiée cette fois au marché. La première servant de multiplicateur/diviseur à la deuxième. (nous verrons plus loin les notions de multiplicateurs et de diviseurs monétaires).
- Hypothèse où la « monnaie venue d’ailleurs » est une monnaie temporaire de reflux. Comme explicité plus haut, la « monnaie venue d’ailleurs » est une monnaie de reflux sur le flux monétaire. Une monnaie qui enlève de la monnaie en comblant les dettes de la même façon que des coups de pelles comblent des trous. La question qui est à se poser ici est : Qu’est ce qui interdit une banque centrale de créer autre chose que de la monnaie centrale (monnaie permanente), comme de la monnaie de reflux (monnaie temporaire) ? Encore une fois, rien de contraint par les lois de la physique, juste des conventions humaines.
L’introduction de cette nouvelle monnaie permettrait à beaucoup d’industries de se désendetter (nouvel engouement économique + vitesse de la monnaie (le fameux « PT=MV » de Irving Fisher)), mais aussi de se transformer en fonction des besoins de la transition. C’est sur ce point qu’il convient aussi d’introduire une nouveauté : une nouvelle réglementation bancaire : le prix de l’argent « à la carte ».
Des prix de l’argent « à la carte »
La vitesse de la monnaie et le nouvel engouement économique ne doivent faire oublier que nous devons faire la transition écologique et limiter/éliminer la production/commerce de choses inutiles et à nuisances. Comprenez bien la différence entre ce qui est proposé ici et le mirage de « la finance verte ». Ici, il n’est pas question de tout verdir, mais uniquement ce qui est indispensable, l’extraction à fins utiles, et éliminer sans complaisances les domaines précités comme relevant de l’utilitarisme marchand irrationnel, l’extraction à des fins absurdes et inutiles.
Vouloir tout verdir sans se poser de questions sur ce qui est pertinent de conserver ou pas, consisterait à verdir la production de bombes nucléaires.
Le taux d’intérêt est ce que l’on appelle le « prix de l’argent ». En effet, le taux d’intérêt déterminera quelle quantité de monnaie vous devrez rembourser à votre banque pour tel montant d’emprunt.
Imaginons qu’à la place d’un taux d’intérêt unique, les banques mettent en place une formule de taux d’intérêts différents en fonction de la typologie des projets. La hauteur de ces taux serait fonction de la vertu ou de la calamité écologique et sociale engendrée par le projet financé. Le fait que certaines activités engendrent des nuisances n’est plus à démontrer nous savons dorénavant, de façon claire et empirique, que certain projets entraînent toutes sortes de calamités.
La règle serait alors celle-ci : plus le projet est connu comme vertueux, plus le taux sera « normal » (taux d’intérêt naturel). En revanche, ce taux aura vocation à augmenter progressivement en cas de projet confirmé comme générateur de nuisances.
Aussi, les taux d’intérêt pour les projets calamiteux seraient fortement fiscalisés de façon à démotiver toutes spéculations sur la production de nuisances. Cela peut-être en complément ou en remplacement de la taxe carbone. Au niveau de l’entrepreneur, l’argent coûtera plus cher. Au niveau du financier il n’y aura aucun intérêt à financer la nuisance. Et au niveau du consommateur final les produits vertueux deviendront moins chers et les produits calamiteux deviendront plus chers, éliminant automatiquement ces derniers du marché.
Il est évident qu’un changement brutal de nos habitudes de production ne saurait qu’engendrer des levées de boucliers de la part des cartels et des corporations précitées ; imaginons alors une progressivité de ces mesures, permettant à ces économies de se transformer sereinement sur deux ou trois générations.
Motivations et contraintes à la transformation
L’idée est d’instaurer une incitation qui se transformera progressivement avec le temps en contrainte pour que les entreprises acceptent progressivement de transformer leur modèle économique depuis la calamité vers la vertu écologique. Mais comprenons que ce système serait incomplet et injuste si la contrainte de se transformer ne s’accompagnait pas d’incitation pour le faire. C’est ainsi que les taux contraignants qui obligent à la transformation doivent s’accompagner de subventions qui motivent à la transformation. Nous pouvons donc imaginer que notre pays virtuel distribue ces subventions pour la verdification de la production.
La création et la diffusion de cette monnaie ne devra se faire qu’en la contrepartie d’actions précises et clairement définies en un cahier des charges écologique, éthique et social.
Comme je l’ai déjà dit plus haut, il convient que la transformation/verdissement ne concerne que les activités réellement utiles. Les activités de « fausses utilités » (utilitarisme marchand irrationnel) seront vouées à disparaître sans complaisance. Nous devons alors accompagner progressivement le « swapping » de ces activités inutiles et nuisibles vers l’utilité vertueuse et réparatrice, de même que les transferts sociaux.
Domaines d’application
La liste est longue de choses pourtant essentielles mais qui ne sauraient être rentables. Autant dans l’écologie, que le social et l’humanitaire ou encore, des services publics solides et efficaces. Ces domaines seraient autant d’emplois à créer. Pour le moment, attelons-nous ce qui me semble être les choses les plus sensibles et urgentes telles que l’écologie, le social et l’humanitaire.
- Lutter contre le réchauffement climatique et l’émission de GES
- Lutter contre le déboisement et la déforestation
- Réinstaller des forêts, replanter des arbres
- Résilience alimentaire
- Mise en place de dispositifs de lutte pour la prévention des incendies de forets
- Dépolluer les mers et les océans
- Éradiquer « l’utilitarisme marchand irrationnel » et les industries faussement utiles
- Inciter à la vertu écologique et à la transformation des processus de production
- Interdire l’obsolescence programmée
- Isolation des passoires thermiques
- Protection des espèces en voie d’extinction
- Aide à la recherche et à l’innovation écologique
- Aide à la recherche pharmaceutique et médicale (réelle)
- Aide à l’humanitaire et au social
- Instaurer une aide à l’installation de permaculteurs et de circuits courts
- Instaurer un revenu de base
- Inventer un système de mérite radicalement déconnecté du productivisme
- Créer des hôpitaux, des écoles, des Ehpad de qualité
- Créer des institutions publiques solides
- Créer des centres de réinsertion sociale
- Favoriser l’entraide, la bienveillance, la coopération, l’éthique du « care »
- Soutien aux déshérités, personnes à mobilité réduite, handicapés
- Création d’écoles spécialisées pour public HPI, HPE, autistes, asperger, etc
- Inventer « la société du loisir », des arts, de la culture, de la connaissance
- L’invention d’un indice de bonheur et de bien être mondial
- etc.
Vers un étalon d’utilité sociale, humanitaire et écologique
Une question qui taraude les économistes est la notion d’étalon de valeur d’une monnaie. Jusqu’en 1971, nous avions l’or qui servait d’étalon au dollar US, devise dite « clé » des échanges internationaux. Depuis la fin des accords de Bretton Woods, les monnaie « flottent » librement entre elles, bien que le dollar demeure encore la monnaie de référence. L’idée d’une monnaie supranationale à la façon d’un « Bancor écologique » est de fixer un étalon de valeur basé sur l’utilité écologique, humanitaire et sociale, motifs de sa création et de son lancement, de fixer des prix fermes et définitifs entre cette monnaie et les actes qu’elle a permis de faire (bien qu’une dévaluation volontaire et coordonnée de ces unités de monnaie sera possiblement envisageable).
Le prix de cette monnaie étant fixé à sa valeur d’utilité, et certifiée par une technologie blockchain dédiée aux banques centrales, elle devient une monnaie « pseudo exogène » sur laquelle se contraindront, par taux de change fixes, les devises domestiques en lesquelles elle sera convertie.
La notion de « exogène » étant ici à relativiser, car le nombre d’unités de cette monnaie n’est pas définitif, mais évolue avec le temps ; nous pouvons imaginer l’émission de 3000 milliards d’unités de cette monnaie par an et pour la planète entière et selon une politique de quotas. Partons de l’hypothèse, pour le moment, que cette monnaie ait la même valeur, en termes de parité de pouvoir d’achat, que le US$ ou l’Euro.
Pour cette devise dédiée à l’écologie Nous pourrions envisager la mise en place d’un étalon de valeur adossé à ces activités. Simplement parce que c’est la nature qui nous permettra de survivre, et que l’or ne se mange pas.
Cette méthode permettrait d’envisager cette monnaie comme étant d’intérêt collectif et écologique ! C’est précisément cela qui serait le fondement de sa confiance et son adoption. Aucune monnaie bancaire conventionnelle ne sait faire cela !
France, Europe ou Monde entier ?
La transition écologique n’est pas que l’affaire de la France ou de l’Europe, elle concerne la planète entière. Il convient donc ici de trouver des solutions universelles et capables de produire cette action en ne laissant personne au bord du chemin.
Nous remarquerons que la théorie présentée ici concerne un nouveau système monétaire international. Un SMI écologique. À problème systémique, solution systémique. Nous n’y arriverons pas seuls ou même sans un large consensus. De surcroît, le fait de modifier les règles monétaires sans coordination avec les autres partenaires économiques mondiaux ouvre la porte à des problèmes parfaitement connus et identifiés par les experts de la théorie monétaire, comme le dilemme de Triffin, le théorème d’impossibilité de Kareken et Wallace ou le fameux triangle d’incompatibilité de Mundell.
Le motif d’une action internationale coordonnée résulte de constats passés, d’expériences empiriques. Nous avons vu les dilemmes que peuvent engendrer les initiatives monétaires cavalières comme l’hyperinflation lors de l’Allemagne de Weimar ou plus récemment avec le Zimbabwe. Il existe beaucoup d’exemples historiques où la production de monnaie non adossée à une production d’actifs tangibles et/ou sans coordination avec le reste du monde demeure sensible. Par ailleurs, l’expérience de Bretton Woods avec le dollar adossé sur les réserves d’or américaines est tout autant scabreuse, mais pour d’autres raisons. Nous devons donc imaginer un moyen de créer de l’argent hors des critères bancaires habituels de la rentabilité, mais sans que ces injections de monnaie ne provoquent de chocs positifs sur la demande ou de choc négatifs de l’offre, tout en faisant en sorte que cette monnaie soit utilisée de manière écologiquement et socialement responsable. La monnaie est-elle neutre ? Si elle l’est, c’est l’intérêt, le désir et la contrainte de qui la possède qui ne l’est pas.
La société humaine est ainsi confrontée à un enjeu de taille, réaliser la transition écologique nécessite la création d’un nouveau système monétaire idéalement international, capable de résoudre plusieurs dilemmes. Observons cependant des tentatives de réaliser ces choses à plusieurs échelles, ainsi que les avantages et contraintes que ces solutions engendreraient.
- Application nationale Un frexit semble incontournable dans cette hypothèse. Une fois la France ayant retrouvé sa souveraineté monétaire, cela pourrait passer par l’application du Chartalisme (MMT ou modern monetary theory) ou revenir au bon vieux circuit du trésor d’avant la loi de 73. Cependant, jouer cavalier seul dans un contexte international de guerre des devises à taux de changes flottants s’avère vite problématique. Les marchés spéculent sur la devise et des attaques (dumping monétaire / guerre des monnaies) ne sont pas à exclure. Si nous nous amusions à créer de la monnaie adossée sur aucune contrepartie tangible (marchandises), nous nous retrouverions probablement confrontés à une dévaluation de notre devise.
- Application européenne Changer les traités de la doctrine ordolibérale semble compliqué. La troïka européenne, la Bundesbank veillent comme la prunelle de leurs yeux au contrôle strict de la monnaie selon les règles de la théorie quantitative. La crainte de l’hyperinflation, expérience malheureuse de l’Allemagne de Weimar en 1923 est restée profondément gravée dans les mémoires. Dans cette logique, toute création monétaire n’étant pas liée à la production d’actifs tangibles est à proscrire. Nous sommes donc condamnés à produire de la nuisance inutile pour justifier la solidité de la monnaie et la stabilité des prix. Comme l’essentiel écologique n’est pas une chose qui se vend, on dit que cela n’existe pas. Ainsi va la logique des marchés efficients.
- Application internationale Cette méthode semble être la plus appropriée pour un élan écologique mondial majeur et face à la taille des enjeux. Nous avons besoin d’une coordination internationale permettant de réaliser les investissements requis pour la transition écologique sans que cela ne soit un danger sur la stabilité des devises dans un contexte de changes flottants. Une monnaie supranationale politiquement orientée sera capable de faire le contraire que ce à quoi les autres systèmes monétaires nous contraignent. Cela entend l’instauration de nouveaux accords internationaux, au moins du même niveau que ceux de Bretton Wood en 1944. Le dollar américain aura-t-il vocation à rester la devise phare des échanges mondiaux ? Où en est son niveau de confiance ? Le futur Yuan chinois le remplacera-t-il ? Pour faire quoi ? La même chose en pire ? À savoir, ne servir qu’à la production de marchandises sans jamais se soucier de la chose collective ? Au nom du principe que les experts financiers n’envisagent la qualité d’une monnaie que dans sa capacité à s’adosser à des actifs tangibles ? Vers quoi allons-nous au nom de cet égoïsme archaïque et caverneux ? Mais le système proposé ici transforme le non solvable en actifs tangibles et engendre une nouvelle source de ruissellement et de reflux. Le tout réside dans la volonté d’encadrer cette nouvelle émulation économique vers des destinations autres que le consumérisme extractif et polluant. Ce sont donc aussi les mentalités des consommateurs qui doivent évoluer.
l’homo œconomicus qui surproduit pour réussir et surconsomme pour montrer qu’il a réussi est un idéal de vie dont nous devons nous défaire
La vision matérialiste et archaïque de la monnaie constituera un blocage à dépasser si l’on souhaite que celle-ci ne soit pas une entrave à la transition écologique. Nous devons au contraire inventer une monnaie qui tirera sa valeur et sa solidité dans le fait que sa première émission ne soit pas un adossement à l’or ou à des choses matérielles, mais un adossement à des actes écologiques, humanitaires et sociaux. Ainsi que dans l’idée que cette monnaie ait permis aux nations de réaliser cela sans passer par les chemins habituels de l’impôt.
Une monnaie écologique est bien plus utile qu’une monnaie adossée à de l’or. Dans le contexte actuel, l’or ne nous fera pas survivre, la nature si ! Ce projet est un moyen inédit pour les nations de sauver l’espèce humaine et la nature telle que nous la connaissons de la sixième extinction de masse. Si nous devons faire la transition écologique, nous devons la faire ensemble, en nous dotant d’un outil de confiance international qui permettra équilibre et sécurité pour tous.
Gouvernance, transparence, démocratie
La mise en place d’un tel dispositif n’est pas sans poser la question de la gouvernance mais aussi en termes lutte face aux tricheries, trafic d’influences, copinages et de corruption à tous les étages. La solidité de ce système viendra du niveau de confiance et de sécurité qu’on y implique et de sa surveillance en un cahier des charges strict. Il ne s’agit pas ici d’enrichir honteusement quelques roitelets mégalos narcissiques et corrompus qui dépenseront cette monnaie dans des fourrures au soleil, des palais avec harems ou des voitures de luxe roulant à 30 à l’heure sur des routes de safari, pendant que leurs peuples sont dans la détresse.
Par ailleurs, la « lobbycratie » reste une question sensible. Il ne s’agit pas de vouloir faire la transition écologique en s’entourant de gens dont l’intérêt est de faire le contraire ! C’est en cela que la question de la démocratie s’avérera être un problème ; à quoi rime de protéger un poulailler dans lequel les renards disposent d’un droit d’entrer ? Mais que les renards ne se rassurent, la solution proposée ici envisage des subventions à la transformation des modèles nuisibles en modèles vertueux. Nous pourrions imaginer un organisme de type ONU dédié à l’écologie. Ou bien une nouvelle prérogative de l’ONU. La gouvernance de cette institution pourrait accueillir des représentants des nations acceptant de jouer le jeu de la transition écologique.
Qui aura pouvoir de décision sur ce qui est éligible ou pas à ce mode de financement ? Je le rappelais plus haut; la puissance des intérêts particuliers dominants et des motifs géopolitiques peuvent conduire à faire bénéficier injustement de ce type de financement des projets ou des activités qui n’ont d’écologique qu’une façade.
Pour éviter cela, une fois le principe accepté, la première étape consistera pour les États partenaires à définir une charte internationale précisant les critères environnementaux et sociaux auxquels devront obéir impérativement les projets et activités pour être éligibles. Elle pourra être révisée régulièrement en fonction des résultats constatés et de l’évolution des pratiques afin d’être applicable sur le terrain tout en favorisant la progression jusqu’à ce que l’équilibre avec ce que la planète peut soutenir soit atteint.
Cette charte internationale étant établie et, compte tenu de la grande diversité des réalités sociales, culturelles, économiques, environnementales de par le monde, les projets et activités ne sauraient être décidés « en haut ». Ce sera aussi à partir du local que les priorités seront évaluées et répondre adéquatement aux nécessités.
Ce serait donc les autorités locales, en collaboration avec des assemblées citoyennes tirées au sort à mandat court et non renouvelable, ayant pouvoir de proposition et de veto, qui auraient mission de définir les projets et activités à mettre en œuvre. Ce n’est bien sûr qu’une proposition; une autre organisation peut être choisie. Mais comprenons que nous parlons ici de l’avenir de l’humanité et que seuls les peuples ont légitimité à choisir leur avenir. Le double objectif est donc de mettre en place, d’une part, une organisation permettant de réduire au maximum les possibilités d’abus et de laisser aux peuples, d’autre part, la latitude de se déterminer eux-mêmes dans un cadre garantissant que les actions des uns ne peuvent que profiter à tous, grâce au cadre fixé par la charte.
Les projets et activités ainsi définis et chiffrés localement devront faire l’objet d’une feuille de route démontrant en quoi ils obéissent précisément aux critères de la charte tout en précisant les éventuelles incertitudes et risques, offrant ainsi la possibilité d’évaluer globalement la pertinence de ce qui est envisagé au regard de la finalité du dispositif.
Cela suppose également, une fois les projets validés démocratiquement au niveau local, qu’ils soient soumis à vérification par un bureau d’expertise au sein d’un réseau existant ou à créer dans chaque pays signataire. Ces bureaux d’expertise auront pour mission de vérifier la conformité de la demande au regard des critères de la charte. De plus, pour éviter tout risque d’entente, un certain nombre de dossier validés par ces cabinets seront de nouveau soumis à vérification par une autorité centrale par sondage aléatoire. Une fois le processus de validation terminé, le dossier est transmis à la banque commerciale désignée qui l’enregistre, en garde une copie et le transmet à la Banque centrale. Cette dernière collecte ainsi l’ensemble des demandes au plan national et c’est sur la base des informations fournies par ces banques centrales que l’institution monétaire internationale émet les unités de compte nécessaires qui redescendent après conversion vers le local par la chaîne bancaire.
Deux autres éléments indispensables complètent le dispositif :
- Un dispositif de contrôle indépendant ayant pour mission de vérifier que l’usage des fonds est conforme avec le projet ou l’activité décrits.
- Une cour de justice nationale et internationale où les litiges et abus éventuels sont soumis.
Équilibre, justice et durabilité… un nouveau paradigme
Dans le constat flagrant où tout ce que nous connaissons en termes d’économie échoue, nous avons besoin d’un récit novateur. La pensée économique traditionnelle se heurte dorénavant à ses limites et l’urgence de la transition nous contraint promptement à la créativité. Nous ne pouvons plus continuer comme avant à produire des choses absurdes et polluantes sans nous soucier des nuisances que ce que cela engendre. Maintenant nous devons envisager l’économie de la précaution, de l’entraide, de la bienveillance, de la coopération, de la réparation.
Finalement, cette idée est simple. Si d’une main je prends, de l’autre je répare. Et je ne prends que si c’est juste et essentiel !
La monnaie n’est pas neutre ; dans le sens où elle est comme une énergie capable d’orienter la volonté et la motivation des hommes. Le contrôle de la monnaie permet ainsi le contrôle des actes qui suivront. Laissons une partie de la monnaie vers le marché en roue libre, celui des désirs particuliers, mais inventons le chaînon manquant : celui des nécessités collectives, et utilisons l’outil monétaire, cet « orienteur de volonté » vers les domaines où les marchés sont inopérants. De plus, cette nouvelle économie de la réparation créera de nombreux emplois dans des domaines jusqu’à lors laissés pour compte au nom de la rentabilité. Ici, ces domaines deviennent soudainement viables, réalisables.
Nous devons maintenant inventer un monde nouveau et apaisé. Un monde où les hommes envisageront Gaïa, la nature, notre planète, comme une sœur, comme une mère, et non plus comme une proie.
Jean-Christophe Duval
Écrire commentaire