Par Jean-Christophe Duval
Nous avons vu que la logique libérale de la monnaie (l’orthodoxie quantitative) ne consent à une création monétaire que celle-ci est adossée à une contrepartie marchande et tangible comptablement parlant (le sous-jacent). Cela veut-il dire alors que les choses qui ne sont pas des marchandises quantifiables sur un plan strictement matérialiste ne seraient que des choses sans valeur ? Le service sympathique, le geste empathique, l’action altruiste et désintéressée, seraient sans valeur ? L’entraide, la coopération, la bienveillance, seraient sans valeur ? L’horreur idéologique néolibérale ne semble attacher de la valeur qu’à des choses qui peuvent se vendre (la marchandise ou le service marchand). Le reste semble ne pas compter et n’être qu’une perte de temps dans une société qui nous martèle sans cesse que le temps, c’est de l’argent.
Pourtant, le monde qui vient nous demande de changer de paradigme social et intellectuel, pour la simple raison que si nous voulons survivre (rester dans l’holocène et éviter l’anthropocène), nous devrons attacher moins d’importance à la marchandisation de tout et plus d’importance aux actes de bienveillance, aux actes gratuits et qui font bien plus de biens que les effets illusoires de la « main invisible » (Adam Smith).
Le dogme libéral suppose que la prédation et la compétition de tous contre tous engendrerait automatiquement un équilibre profitable au plus grand nombre (« L’ordre spontané » L Von Mises). Mais comprenons que ces idées ne pouvaient sans doutes, sembler pertinentes qu’à l’époque de Jeremy Bentham (1750) de Adam Smith (1770) ou de Jean-Baptiste Say (1805). Des temps où les hommes n’avaient pas encore conscience des limites géographiques, et donc, d’une certaine finitude « comptable » de notre Terre mère nourricière. Les années 1800 semblent être le berceau d’idées qui partaient du postulat que la planète et ses ressources semblaient infinies, illimitées. Il est évident que ce ne peut être que dans de telles conditions que les idéaux tels que la liberté d’entreprise (Smith, Friedman), jouir sans entraves (J Bentham), la loi du plus fort (H Spencer), la croissance possiblement infinie (J.B Say, W.W Rostow), ne pouvaient que gagner la « première partie » intellectuelle. Mais la suite devra sans doutes se dérouler autrement, par la prise de conscience soudaine (D Meadows, Cyril Dion, Jared Diamond, Pablo Servigne, Isabelle Delanoy et autres Enzo Lesourt) que si un espace vital dispose de limites connues, la liberté doit, elle aussi, avoir des limites. Par le simple fait que dépasser ces limites ne saurait que mener au danger.
La précaution sera probablement la prochaine mise à jour intellectuelle de la liberté ; nous ne pourrons donc faire que si « faire » est pertinent et n’occasionne qu’un minimum d’externalités négatives. Le « Jouir sans entraves » de Bentham sera à nouveau confronté à « Ne pas nuire » de J.S Mill. Il faudra donc définir une nouvelle position du « curseur » entre la liberté individuelle et la sécurité de tous (John Ralws). Cette position devra nécessairement se déplacer vers la sécurité des peuples et la stabilité des écosystèmes. Trop de libertés ont donc tué la liberté.
La liberté devra donc s’encadrer judicieusement dans une logique de préservation du bien commun, du respect de tous et de la bienveillance pour tous. La liberté ne sera bonne que si celle-ci ne conduit pas à « la loi du plus fort » ; comment peut-on définir la liberté de tous comme étant le droit de quelques-uns de mettre les autres en esclavage (Karl Marx, sort de ce corps !) ? Comme le disait si judicieusement Jacques Duboin, « Si la liberté se trouve dans le travail (ou la spéculation), il ne faut pas que cette liberté exercée sans limites et sans entraves, mène le voisin à la ruine et à la misère » (Extrait : La grande relève). Autrement dit, la liberté des uns doit s’arrêter là où commencent les plates bandes vitales des autres.
Après ce détour dans le monde des milles et unes façons de penser la liberté, revenons au sujet du titre. Je vais commencer par vous dire que je suis moi-même entrepreneur, j’ai un certain idéal de la liberté et de l’autonomie (ne pas être tributaire d’un système dans lequel je ne suis pas maître de mon destin et de mes choix, me trouver à la merci du choix de gens qui me déplaisent ou être obligé à des façons qui ne sont pas miennes.). Cela signifie-t-il que je sois un prédateur sans scrupules ? Non ! Mon objet dans entrepreneuriat est justement de me défaire du joug des autres prédateurs. Mon idéal serait donc de créer une entreprise dans laquelle je sois libre de réparer le monde, de rendre les gens heureux et sereins, amener pertinence et utilité réelle à mon action et faire en sorte que les autres fassent de même. Il y aurait tellement de belles choses à faire dans les domaines de l’intangible, territoires supposément obscurs où les comptables ne savent plus compter. Il faudra pourtant compter sur la bienveillance, l’entraide, la coopération, la précaution, la réparation et la préservation de l’écosystème pour que l’humanité demeure dans l’holocène.
Comme je le disais au début de ce texte, nous ne savons compter que ce qui est comptable. Nous n’attachons de l’importance qu’au marché en croyant naïvement que « la sainte croissance » lissera tous les problèmes ! Eh bien non justement ! La croissance ne lisse rien ! Elle ne fait que creuser les gouffres infernaux de la multitude pour bâtir les sommets paradisiaques de quelque-uns ! Elle parasite notre monde pour le bonheur d’une poignée. Depuis la nuit des temps, les hommes ont survécu et ensuite évolué grâce à leur faculté de substituer les choses qui leur faisaient défaut par des choses prises à la nature (Desmond Morris, Patrick Tort). Face aux lions, la force, les griffes et les crocs nous manquaient, mais nous avons des mains pour tenir des silex taillés pour remplacer ces griffes que nous n’avions pas et nous avons survécu grâce à nos créations, nos inventions. De fils en aiguille et au cours du temps, nous avons assez spontanément fondé nos évolutions sur le prélèvement de choses à la nature pour les transformer en choses nécessaires pour survivre. Nous avons organisé nos codes éthologiques et sociaux sur la morale du mérite, du travail, de l’effort. Ceci au point où l’être (trop et pas assez) pensant ne put fonder son organisation sociale sur l’économie du plus faisant, du plus prélevant, du plus possédant. Nous prenons sans nous soucier des conséquences de ce que nous faisons. C’est le monde dramatique dans lequel nous nous trouvons. Un monde qui a fondé le mérite sur la gloire du productivisme tout puissant et où la multitude pour « mériter » son salut social et économique ne sait plus quoi inventer pour gravir les marches du grand podium de l’utilité. Un monde où, comme toutes les utilités réelles sont déjà prises et trustées par ceux qui précèdent, les gens s’obligent à inventer de l’inutile pour sembler utiles et se donner une chance de réussir sur le plan social.
Ma conscience profonde me dit de ne pas procéder de la sorte. Tous ces réflexes primaires de survie sociale ne s’encadrent dans ce que j’appelle « La vision primitive du matérialisme » et « L’utilitarisme marchand irrationnel ». Je suis intimement convaincu que si nous souhaitons limiter le chaos, nous devons « upgrader » nos méthodes, ainsi que la façon dont nous envisageons la richesse, l’utilité et le mérite.
Nous devons donc inventer une finance qui permettrait de financer ce que la finance traditionnelle (libérale) ne finance pas, pour des causes de rentabilité. Une finance qui permettra de donner de la valeur à la bienveillance, à la coopération, l’entraide, la réparation et la préservation sociale et environnementale. Reconnaître enfin toute la richesse de l’intangible.
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