Par Jean-Christophe Duval
La monnaie selon l’orthodoxie libérale est supposée neutre. Cependant, l’action par laquelle elle sera destinée sera tributaire du choix de celui qui la consacre. Le dilemme est ici une confrontation antinomique entre l’intérêt particulier et le bien commun.
Si vous avez de l’argent, il est assez probable que vous le consacriez à des domaines qui relèvent de votre intérêt personnel. Le drame des bébés phoques qui se trouvent à 10 000 kilomètre de votre maison peut vous sembler important jusqu'au moment où, parce que vos moyens seront limités, vous préférerez certainement emmener vos enfants en vacances plutôt que de donner pour la cause animale. La rareté des moyens implique des choix. C’est pour une de ces raisons, qu’assez souvent, le bien commun ne saurait être préservé que par une dynamique publique et politique (l’impôt), que par « l’altruisme de l’égoïsme » et la légendaire « efficience » des marchés. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à compter le nombre de paradis fiscaux en comparaison du nombre de milliardaires russes qui font bâtir des navires de dépollution.
Ainsi, la neutralité supposée de la monnaie s’efface automatiquement par le fait que ce sont les choix humains qui ne le sont pas. « L’humain n’a pas d’idéal, il n’a que des intérêts » disait Machiavel. Autrement dit, si vous avez des idéaux hautement altruistes et désintéressés, il est primordial que vous ayez de l’argent et que cela à en faire. Autrement, arrêtez de penser sinon vous allez vous faire du mal et déprimer dans le triste constat de ce monde devenu brutal car spontanément orchestré par une sommation d’intérêts individuels.
Des gens tels que Kenneth Arrow ou Amartya Sen (la théorie du choix social) ont démontré de façon très complexe ce phénomène, alors que si l’on commet le péché de la généralisation, il devient soudainement très simple. Notre système de finance prend sa source de la sommation d’intérêts particuliers, l’épargne et les épargnants ou encore les hedges funds. Ces derniers sont des gens qui souhaitent placer leur argent de côté pour plus tard. Ils souhaitent aussi que leur épargne leur rapporte (le taux d’intérêt), mais surtout, ils ne veulent pas la perdre. Le dilemme avec la transition écologique et sociale est qu’elle est truffée de très grands projets, très coûteux dont les termes dépassent le temps de la génération et qui ne concerneront pas l’intérêt particulier immédiat mais le bien commun pour le très long terme. Il n’y aura aucun retour sur investissement visible dans la vie de l’investisseur, mais bien après, au temps de leurs enfants ou petits enfants. On voit bien ici que ces domaines d’investissements sont absolument incompatibles avec notre système de finance actuelle qui est court-termiste, particulière, et spéculative. Et si vous attendez après les OAT vertes pour financer la transition écologique, donnons-nous tout de suite rendez-vous en Enfer.
Elle est donc là, cette malédiction qui nous oblige à faire des choses que nous ne devrions plus faire (économie d’extraction) et nous interdit de faire les choses que nous devrions faire de toute urgence (économie de réparation).
Sur un autre plan, je postule qu’une énorme proportion des choses que nous nous obligeons à faire n’ont aucune utilité réelle et aucune raison d’être fondamentale. Leur seule fonction sera de donner du travail à des hommes et du rendement à une finance rentière. C’est ainsi que nous créons des guerres pour vendre des armes, des maladies pour vendre des médocs, des problèmes pour vous vendre la solution, de l’imperfection pour vous vendre de la perfection, du désir pour combler votre affect, des plaisirs superficiels pour vos besoins inconscients de satisfaire vos désirs narcissiques de gratification, stimuler votre sécrétion de dopamine, et puis de l’insécurité pour vous vendre des assurances, des alarmes, des flingues et des gilets pare balles. On dit toujours que le malheur des uns fait le bonheur des autres, mais ici, ceux qui veulent du bonheur (du business) vous créent du malheur (des faux besoins) de sorte à vous enfermer dans une servitude consuméro-productiviste qui deviendra votre propre condamnation à la servitude éternelle.
Il semble ici que vous ne sauriez dépasser votre propre calamité (le dilemme du manque d’utilité sociale réelle) qu’en créant d’autres calamités pour d’autres gens. Nous ne faisons que nous créer des problèmes, car nous avons orchestré nos existences et nos logiques de gratifications sociales dans le commerce de solutions. Quand on y pense bien anthropologiquement, c’est le fait de savoir faire des choses que les autres ne savaient pas faire qui nous conférait assez spontanément grades et prestige dans la société. Sans en être conscient, nos systèmes économiques ne font que reproduire artificiellement des concepts anthropologiques ; c’est l’utilité de l’individu qui détermine son grade. Si vous voulez des grades et que les utilités réelles sont déjà occupées par d’autres, il ne vous reste plus qu’à inventer des « utilités inutiles » pour réussir socialement. Schumpeter (la destruction créatrice) aurait-il pu imaginer ces dérives ? Tout semblait si saint et anodin à l’époque de ses pensées, l’est-ce encore de nos jours ?
Comme les domaines d’utilités réelles sont déjà occupés depuis longtemps par des corporations bourgeoises, il ne reste plus qu’aux « mal nés » de s’inventer des utilités « bullshit » (activité d’utilité artificielle) pour au mieux, réussir et au pire, survivre.
La malédiction de l’homme moderne est donc de créer des activités « bullshit » dans une société qui nous martèle en permanence qu’il est de bon ton de ne pas rester sans rien faire. Ici, « faire à tout prix » semble être une question de reconnaissance sociale, d’intégration, d’acceptation, de dignité, de fierté, de responsabilité, de séduction (hypergamie), de sécurité individuelle, et même de liberté ?! Je dis toujours que nous nous sommes inventé une société qui a érigé le travail en vérité et a adossé le mérite sur la comptabilité du « plus faisant ». Cette morale sociale pouvait sembler pertinente à une époque où il fallait combattre la paresse de certains tir-au-flancs. Mais un dilemme moral s’est ici spontanément engendré : fallait-il vraiment instaurer la servitude pour tous juste pour condamner la paresse de quelques-uns ? Au point où si l’on ne fait rien nous sommes écartés de la catégorie des gens biens et fréquentables ?
Plus nous faisons, plus nous méritons et plus nous méritons, plus nous avons des grades (distinction sociale). La calamité humaine est donc de créer des grades, des distinctions sociales et des ambitions adossés à un productivisme destructeur. Et selon la dynamique rentière de notre finance, celui qui détruit est bankable, celui qui répare est un loser.
Nous nous forçons donc à « faire », même si rien n’est à faire, parce que « faire » est moral et ne rien faire est immoral ? Mais si « faire pour faire » ne provoque que des nuisances, ne serait-il pas plus pertinent (et moral) de ne rien faire de sorte à ne nuire en rien ? Constatons la calamité de cette dynamique dans un monde qui devient trop petit pour contenir les ambitions de tous les hommes : « produire pour produire », « faire pour faire » nous emmène à notre perte.
Je dis souvent que nous n’avons pas tant que cela besoin de nouvelles babioles « à nuisances » à obsolescence programmée, et dont la production, la logistique, la vente, les déchets engendrent moult externalités négatives. En revanche, nous avons à réparer ces externalités négatives. Mais l’utilité semble ici placée sous l’égide de la finance rentière pour qui, la somme de ses intérêts particuliers (monnaie dette et/ou épargne) ne sélectionnera que le rentable et délaissera les projets supposés « à fonds perdus ». Cela semble assez automatique. Ce qui suppose que si la monnaie n’est pas neutre de par la dynamique de l’intérêt particulier, il convient alors d’inventer une finance différente que celle que nous connaissons. Une finance capable de prendre en charge des choses qui relèvent plus de la réparation et de la préservation du bien commun que de la spéculation extractive.
Nous pourrions donc dire que « faire » pourrait être utile et pertinent dans des professions sociales et écologiques. Cependant la finance ne le décrète pas ainsi. La finance ne nous autorise à faire que si « faire » rapporte. Si « faire » coûte, alors ne le faisons pas et continuons de faire de choses qui rapportent (et qui nuisent). Ces gens ont toujours l’air de nous dire « Si ce n’est pas rentable de sauver le monde, alors ce n’est pas utile de le sauver ».
C’est dans cette mesure que nous pouvons constater des liens entre notre système financier et une économie extractive. L’extraction rapporte, la réparation coûte. Conclusion : si la monnaie est neutre, c’est l’intérêt humain qui efface cette neutralité et conditionne son utilisation vers des domaines essentiellement spéculatifs.
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