Par Jean-Christophe Duval
L’argent, enfin plutôt la monnaie est-elle indispensable ? Utile ? Néfaste ? Comment l’argent s’est-il créé ? Comment façonne-t-il nos vies ? Un monde sans argent est il possible ?
Les thuriféraires d’un « monde sans argent » discutent de l’argent ou de la monnaie, choses prétendument diaboliques qu’ils voudraient voir disparaître, sans même connaître le centième de ce qu’il y a à savoir sur ce sujet. Commençons d’abord par un simple rappel : les trois fonctions aristotéliciennes de la monnaie :
- Une unité de compte.
- Une interface permettant de simplifier les échanges.
- Une réserve de valeur (c’est précisément sur ce point que les problèmes « politiques » et idéologiques commencent.)
L’idée d’un monde sans argent peut sembler belle de prime abord, mais elle occasionnerait bien plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Les partisans du "monde sans argent" ne semblent pas avoir conscience de ces problèmes car, ces points sont absorbés, effacés par une vie d’habitudes et remplie de choses « qui vont de soi », mais retirez le système d’échange de nos vies, et soudainement, vous comprendrez « qu’il manque quelque chose » qui en réalité, était bien pratique.
L’idéalisme béat est limité par bon nombres de faits empiriques assez simples à comprendre ou à observer. L’argent dispose de cette « malédiction » de signifier les mérites des hommes, de leurs actes, et ainsi d’orchestrer leur société dans une certaine « philia » (comportements allant de l’amitié à la cordialité puis à la formalité) dirigée par une certaine moralité, signifiant que l’effort des uns doit être récompensé, mais pas la paresse de ceux qui refusent le labeur et le laisse faire par les autres. Ce genre de situation reviendrait à donner une place sur le podium à celui qui est arrivé dernier à une course. Cela va à l’encontre de nos valeurs, du mérite et de la justice vis-à-vis de l’effort.
Les hommes de façon assez spontanée, n’aiment pas l’injustice car elle frustre. Bien que le système monétaire soit imparfait, il a néanmoins le mérite d’orchestrer assez spontanément beaucoup de choses ; ici le mérite. Cependant, quelques question se posent : pourquoi a t’on besoin de signifier nos mérites ? Pourquoi a t-on besoin d'avoir du mérite ? La recherche de mérite « gratifiant » l’homo œconomicus, n’est elle pas le moteur même de la servitude volontaire ? et que celle-ci nous oblige à détruire notre monde par l’extraction à la nature ? Puis la pollution de la nature ? Ne sont-ce pas nos recherches de plaisirs hormonaux (dopamine, sérotonine) qui nous poussent sans cesse à la recherche de gratifications par les autres ? Jusqu'à a en faire un but ultime de vie ? Tout cela a t-il du sens ? Ne sommes-nous pas que des fous qui ignorent qu'ils le sont ?
Mais le travail ? N’est-ce pas l’argent et le système de dette qui oblige les hommes à une surproduction de l’excédent désirée par le capitalisme ? N’est-ce pas l’argent qui a mis en place l’obligation de servitude ? C’est un point de vue, et il convient ici de relire la théorie de la « Part maudite » de Georges Bataille, ou Marx « L’accumulation primitive du capital » pour commencer à cerner de début du capitalisme et de la servitude volontaire, qui pour moi, sont les deux faces d’une même pièce.
Ce que je dis, c’est qu’il est absurde de condamner « l’argent » (Cad le système monétaire dans son ensemble) sous le simple fait que la troisième fonction aristotélicienne (Cad, la réserve de valeur ou la thésaurisation) rend l’argent comme étant une sorte d’outil diabolique au service du capital (l'accumulation). À savoir : la rente, la monnaie dette, l’épargne, la "préférence pour la liquidité" définie par Keynes. N’est-ce pas là une sorte de fatalité technique, que certains hommes ont transformé en aubaine, et d'autres en pêchés ?
Un système monétaire dispose de cette possibilité de rétribuer spontanément les efforts et le mérites des hommes, mais cela semble nous mener à un dilemme plus grand ; Souvent l'éthologie humaine ou la psychosociologie observe que les hommes veulent des grades, des gratifications, des distinctions sociales. Mais pour cela il convient qu’ils aient des mérites et pour avoir ces mérites, il faut faire ! Faire coûte que coûte ! Faire même si faire a déjà été fait par d'autres. Faire même si faire est inutile, dégradant et polluant. C'est ainsi que nous nous forçons "à faire pour faire", à "produire pour produire". A inventer des activités d'utilité artificielle pour accéder à une place gratifiante à l'arrivée de notre "course au bonheur". Ainsi va la servitude dans un monde qui a érigé le travail en vérité et le mérite sur la comptabilité du « plus faisant ». Toute cette inhumaine comédie nourrissant, en tâche de fond, le moulin d’une finance rentière.
Une autre conséquence sera que le travail aura aussi pour effet indirect (et pas forcément désiré) de conférer de la distinction, des grades sociaux. C’est ce qui engendre l’ambition et le désir de se dépasser, mais dans le cadre d’une économie extractive, cette quette de bonheur, cette culture matérialiste, ce dépassement de soi ne provoque qu’une sorte de malveillance paradigmatique. Beaucoup trop d’hommes désirent réussir en abusant de matérialisme et désirant du matérialisme. Car il est le moyen le plus facile de satisfaire un désir narcissique de gratification, de séduire et de signifier une appartenance aux autres, c'est ce que Thorstein Veblen désignait comme la "consommation ostentatoire".
L’argent a pour aussi pour défaut socio-culturel de créer et d'entretenir des systèmes de castes, de distinctions sociales, de classes sociales. C’est une des dérives de ce que nous supposons être nos valeurs morales, de mérite et de justice de l’effort. Elles ont pour effets secondaires de mettre des « barrières invisibles » entre les gens. C’est en partie, pour cette raison que les grandes écoles sont squattées par les gosses de riches, par et pour, la continuité de la reproduction des inégalités sociales (Bourdieu). Le transfert social semble bien n’être qu’un leurre hypocrite.
Mais le mérite ne fait-il forcément que s’encadrer dans une économie extractive, productiviste ? Le mérite de créer de la richesse dans l'exploitation de choses pillées à la nature ? La surproduction d'un excédent nécessaire à la plus-value ? Une richesse dont la nature sera le payeur en premier ressort ? Le mérite ne pourrait-il pas prendre sa source depuis un acte bienveillant et réparateur ? Le fait est qu’il y a beaucoup plus de réparation à faire dans notre monde que de nuisances à créer en plus ! Il serait peut-être pertinent de récompenser et donc, motiver les gens à la pratiquer, la bienveillance, la coopération, le « care ».
Car sur un plan plus formel, si l’argent n’existe pas comment récompenser (et donc, motiver à s’entraîner) celui qui prend des risques « militaires » pour protéger son clan ou sa nation ou un pompier à s'entraîner quotidiennement pour protéger le reste du groupe ? Comment croire que des gens pourraient faire tant de dons de soi, de donner tant de leur temps, d'accepter de prendre des risques, sans contreparties ? C'est un fait, l'humain ne fonctionne pas comme cela. Celui qui donne 15 ans de sa vie pour étudier la médecine et la chirurgie doit-il percevoir la même rétribution qu’un ouvrier en plomberie ? D’autant que la responsabilité professionnelle de celui qui est en charge de la « tuyauterie » humaine est d’autant plus grande que la responsabilité de celui qui est en charge de la tuyauterie de la maison. Il semble que la vie humaine soit plus sacrée et plus complexe que la vie des robinets et requiers forcément plus d'études. Tout cela a un prix.
Je suis conscient que tout cela peut sembler bassement « animalesque » éthologique, anthropologique, mais l’homme n’est qu’un animal. Un animal intelligent qui a orchestré son éthologie autour d’une société complexe, à la hauteur de la technicité de son intellect. Mais le fondement « animalien » est toujours là.
Attention, je ne fais pas l’apologie « spenceriste » (le darwinisme social ) de la loi du plus fort ! Je dit simplement que le travail s’est spontanément placé aux centres de nos vies et qu’il est ce qui permet d’orchestrer la société humaine de façon paisible et ainsi, la durabilité de la Cité. Ceci n'est que l'interprétation de ce que j'ai observé dans ma vie. Peut-être que je me trompe, peut être que pas.
Je ne dis pas qu’il est bon ou pas que la société des hommes ait besoin ou pas d’avoir une structure hiérarchique, je dis simplement que cette hiérarchie se forme assez spontanément dans toutes les sociétés humaines, d’une façon ou d’une autre. Il suffit pour s’en convaincre de consulter le travail des ethnologues, éthologues et anthropologues, à part quelques rares exceptions, les civilisations existantes ou disparues ont toujours eut un système de hiérarchie dans leurs sociétés : des rois, des princes, des barons, des fifres, des sur-fifres, des sous-fifres et des larbins. En occident, et je dirais dans notre « perfide civilisation » moderne, c’est le travail qui permet d’orchestrer spontanément et « paisiblement » (cad, sans massues ni excès de testostérone) ce système de hiérarchie. L’argent n’est qu’un « outil qui survole » tout cela permettant ainsi de donner une évaluation aux mérites, aux labeurs, à la reconnaissance des hommes. Le problème est que, certes, cela prend des proportions malsaines et dangereuses pour notre monde. De surcroît, le facteur de réserve de valeur de la monnaie a rendu la formation du capitalisme presque « automatique », systématique. Avec le fonctionnement des hommes et la nature même de la monnaie, cela ne pouvait déboucher que sur cette "alchimie".
Constatant ces problèmes, faut-il pour autant forcément abandonner la monnaie et revenir au troc ? Déjà, le troc selon David Greaber, n’a jamais été une institution au sens large du terme ; il a pu exister de façon sporadique, çà et là, mais les défauts inhérents au troc et son inapplicabilité à grande échelle, ont nécessité l’apparition spontanée de moyens permettant de simplifier les échanges. La monnaie ou la dette sont des inventions permettant de dépasser ces problèmes. Une des 3 fonctions aristotéliciennes de la monnaie est de solutionner le « dilemme de la double coïncidence des besoins ». La monnaie (ou une simple note signifiant une créance (une dette) gravée sur un morceau de bois ou des nœuds sur une corde) est donc une solution permettant de simplifier, mais aussi de fluidifier les échanges.
Il me semble inutile et naïf de maudire l’argent, juste à cause d'une de ses caractéristiques, certes propice à la mise en place d’une injustice, à savoir : la possibilité de réserves et donc, de thésaurisation, mais en faisant abstraction du reste plus positif, car tout dans l’argent (la monnaie) n’est pas forcément mauvais, et permet de réaliser des choses que le troc ne pourrait pas. Ce qui est plus à blâmer c'est l'inconscience des hommes, car cette-ci autorise l'utilisation de la monnaie comme une sorte d'"arme par destination politique".
Le troc permettrait-il de réaliser de grands projets ? Est-ce avec des solutions de troc que nous allons construire des navires pour dépolluer les océans ? Financer la transition écologique ? Isoler les passoires thermiques ? Dénucléariser ? Il y a des milliers d’autres exemples de cela que le troc ne saurait réaliser, car incapable de mobiliser des actions de grande ampleur. Nous avons donc besoin d’un outil capable de faire des choses « plus grandes » que ce que le troc pourrait faire. Alors je vous vois venir : « Oui ! Mais c’est le capitalisme qui a provoqué la pollution ! ». Certes, c’est regrettable, mais bon, le problème est là, bien présent et il faut en tenir compte d’une façon réaliste, et pas faire comme si le problème n’était pas là. Donc, assez dramatiquement, nous sommes enfermés dans un chantage que nous avons nous-même créé, par inconscience de ce que nous faisions.
Je pense que certains "aménagements" politiques et juridiques sur la monnaie permettraient de la rendre plus juste, plus équitable et bien plus utile que ce que nous propose notre système monétaire actuel (le néolibéralisme). Déjà, et c’est une bonne chose, contrairement à il a quelques siècles et notamment après les études de Marx, Keynes, Minsky ou Schumpeter, Galbraith, nous savons quels sont les facteurs qui rendent un système monétaire inefficient, instable et injuste. Servons-nous de ces avancées pour tenter changer les choses, et arrêtons d’abonder dans des raisonnements binaires.
Car après tout, l'argent n'est qu'un bon outil entre les mains d'un mauvais maître.
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