Bullshit world
Par Jean-Christophe Duval
Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Si cette sentence pouvait sembler pertinente il y a 2000 ans, l’est elle encore de nos jours ? Est-il judicieux de chercher à faire couler la sueur de nos fronts à une époque où l’huile des machines remplace de plus en plus notre sueur ?
Dans quels buts ? Passer pour des gens biens ? Des individus dignes et responsables ? Des gens économiquement efficients ? Des gens autonomes et donc, en sécurité matérielle et physiologique et ainsi, libres au sens libéral du terme. Mais à force de désirer cette liberté plus fort que les autres, nous finissons par confisquer la leurs, et sans même nous en apercevoir, nous finissons par nous confisquer la nôtre. paradoxalement, dans un idéal de liberté par le labeur, nous nous rendons esclaves de ce labeur. Ne serait-il pas temps d’inventer un autre imaginaire ?
Notre désir de passer pour des gens biens au milieu de gens qui pensent qu'ils sont bien nous fait prendre des postures absurdes et insupportable. Ainsi va la servitude dans une société qui a érigé le travail en vérité et a adossé le mérite sur la comptabilité du "plus faisant". Toute cette inhumaine comédie nourrissant en tâche de fond le moulin d'une finance rentière.
Le peu de travail humain qui subsiste, et qui n'a pas encore été soumis aux joies de la robotisation, sera capté par ceux qui seront généralement les plus dociles, les plus productifs et les plus fervents dans ce modèle économique. Cet égoïsme de préservation individuelle donnera beaucoup de travail à quelques individus et privera bon nombre d'autres, d’emploi.
Sous le culte de la performance, plus nous travaillons, plus nous sommes surchargés et surmenés, et plus nous faisons subir à d’autres une pénurie de places, qui sombreront plus tard, dans des maladies psychosomatiques dues à la perte de gratification, au sentiment de rejet et au complexe de la dignité perdue dans l'inutilité, le chômage, l’explosion de la cellule familiale, la délinquance et parfois même le suicide. Il est donc temps que cette société invente quelque chose de vivable pour les vivants.
Les grandes désillusions de notre époque prennent pour origine une trop grande confiance dans les sophismes libéraux ; le « ruissellement ». Cet endroit où le travail des uns est censé créer le travail des autres, puis une certaine interprétation de la « destruction créatrice » de Schumpeter puis de la « main invisible » de Smith. Il y a aussi Tocqueville ou Malthus, pour qui, l'homme vertueux, c'est forcément celui qui travaille et qui est économiquement utile, peu semble importer la teneur de cette utilité. Max Weber, dans son oeuvre qui discute des liens entre le protestantisme et le capitalisme, nous dit que les hommes s'activent au labeur sous la crainte de la divine punition de la paresse par les Enfer, et la récompense du courage par les douceurs de l'Eden. Puis enfin la théorie de « l'ordre spontané » de Ludwig Von Mises. Toutes ces idées ont été pensées autour du fait que supposément, les hommes auraient forcément besoin d'une activité pour être heureux et acceptés par leurs sociétés, par dieu et pour le bien supposé de tous. Encore une fois, nous nous sommes créé un monde qui nous fait croire que la servitude, c'est la liberté, et que le bonheur, c'est le conformisme.
Dans cette glorification de « l'acte obligatoire, même s'il est inutile et nuisible», les ingénieurs, les entrepreneurs, les inventeurs, les laboratoires sont sommés en permanence de créer des « bullshits-innovations » dans les délais plus brefs que ce que la finance ne pourrait encaisser en termes de « résistance de charge, de patience et de confiance / temps », avant que le Ponzi planétaire ne s'effondre dans un dernier « instant de Minsky » de panique et de frustration des marchés.
Si les ingénieurs n'inventent rien de très vendeur assez rapidement, c'est toute une bulle spéculative qui éclate. Bulle fondée par le dogme supposé illimité de la croissance et des ressources naturelles, et dans la croyance inébranlable des boursicoteurs (ou de simples épargnants) dans la créativité illimitée des entrepreneurs ambitieux et avides de réussite.
C'est ainsi que notre modèle économique crée assez spontanément toutes sortes de «bullshit-stuffs», des objets de fausse utilité que nous retrouvons dans nos tiroirs et dans nos sacs à main. Nous entretenons une « bullshit-atmosphere » internationale de sorte à faire tourner le « bullshit-market » des marchands de canons. Idem pour bon nombre d'industries, telles que les labos pharmaceutiques qui préfèrent vous savoir malade qu'en bonne santé, pareil pour l'agroalimentaires, les engrais chimiques, par exemple. L'obsolescence est programmée par des « bullshit-engineers » dans l'unique but de faire tourner en permanence le « bullshit-market » désiré par une « bullshit-speculation ». On crée des « bullshits-causes » et des « bullshit-necessities » pour justifier des « bullshit-jobs », et qui auront pour effet de faire de notre planète un formidable « bullshit-world ». Il semblerait donc qu'entretenir le mal rapporte plus que de le tuer... Et on se demande pourquoi les gens dépriment.
Par inconscience ou par manque d'informations, nous sommes souvent incapables d'apporter une critique sur la pertinence même de nos actes ou la façon même dont nous faisons fonctionner notre monde. Nous faisons les choses simplement parce que l'on nous dit de le faire, et que si un patron ou un supérieur nous ordonne de faire une chose, même si nous supposons que cette chose est nuisible, nous la faisons toute de même. Nous partons du principe qu'il incombe à notre supérieur hiérarchique la responsabilité des conséquences néfastes des choses qu'il nous a ordonné de faire. Quant à lui, il ne se suppose pas plus responsable que son propre supérieur hiérarchique de qui il tient ses ordres, et ainsi de suite dans cette chaîne. En haut de la chaîne, se trouvent des gens qui ne se doutent même pas des conséquences néfastes des actes qu'ils ordonnent. Pour eux, tout semble normal et finement huilé. Ils vivent dans un monde où leurs grandes écoles de commerce ne leur ont jamais enseigné que tout cela était anormal ou nuisible, ou pire, ils s'en foutent royalement. Parmi eux, des financiers, des spéculateurs et autres thuriféraires de la main invisible.
Si le travail occasionne des telles externalités négatives sans que nous ne soyons capables de réagir, c'est que nos habitudes vis-à-vis de celui-ci obéissent à une sorte de « loi de Stanley Milgram ». Si le chef nous dit de faire une action, alors que nous savons que cette action est truffée d'externalités négatives ou est immorale, alors nous la faisons quand même, tout en nous dédouanant de notre propre niveau de responsabilité éthique et morale sur les épaules de celui qui est notre chef et qui est censé représenter au-dessus de nous, l'ordre et la morale. De surcroît, si ce travail constitue notre servitude au sens où nous sommes tributaires de celui-ci pour manger et survivre, il se crée alors une sorte de chantage où, de par nos actions, nous sommes contraints de provoquer des conséquences nuisibles, juste parce que c'est ce « deal » qui nous permettra de manger et de finaliser nos ambitions dans nos systèmes de vies sociales.
Soumis à cette compétition de survie face à la rareté et à la misère, la doctrine néolibérale nous somme de réduire nos droits syndicaux et nos acquis sociaux. La grande casse sociale sur l'autel de la sacro-sainte productivité et des lois prédatrices du marché miraculeux. De nous mettre en conformité vis-à-vis des valeurs d'une l'entreprise qui est en compétition avec le reste du monde. Accepter de façon pernicieuse de « marcher sur la gueule » des autres pour sauver notre propre peau dans le «gladiatora socio professionnel» que finalement, nous nous imposons nous même. La cohésion citoyenne trouve rarement sa place dans des contextes professionnels où chacun taquine la zone de gratification de chacun. Le tout accentué par la pénurie des places ; celui qui aura la place sera celui qui a su se montrer le plus performant, docile mais aussi le plus délateur. Délateur, oui. La pénurie de places aura toujours pour effet de diviser pour mieux régner.
Pris que nous sommes dans l'engrenage de la compétition consécutive à la pénurie de l'emploi, le culte de la performance sera le Graal de la survie sociale. La conformité se trouvera alors dans l'excellence dogmatique. Cette excellence est le terrain de jeu préféré des personnalités narcissiques, où la compétition et le dépassement de soi seront les codes justifiant leurs violences et leur fausses morales. Nous subirons nous-mêmes le harcèlement moral, ou le ferons subir à d'autres gens, impuissants ou inconscients que nous sommes, dans la logique du « le gagnant rafle tout », que nous nous imposons. Les « mises au placard », les licenciements abusifs, les poussages à la démission, les suicides, et les drames familiaux, la misère et la clochardisation sont des avertissements qui ont pour but de montrer à tous, et dans un but essentiellement disciplinaire et coercitif les horreurs qui arrivent aux vaincus. « Rien n'est plus efficace, en matière d'autorité, qu'une tête sanguinolente plantée au sommet d'une pique ! » disait Machiavel.
Nos bien-êtres, nos équilibres seront de plus en plus sacrifiés sur l'autel de la productivité comptable et mercantile, sur fond de menace de la rareté de l'emploi. Considérer que le temps de repos de nos nuits serait un loisir est une erreur. Ce repos n'a pour objet que la récupération d'une fatigue physique et psychique subie par le labeur, afin de nous rendre à nouveau opérationnels pour la journée de labeur du lendemain. Il en va de même pour nos repas, nos vacances, nos amours, nos jeux et nos folies. Tout ce qui existe de récréatif n'est qu'une contrepartie à la violence que la servitude nous impose. Tout semble relatif à la servitude, tout semble se mesurer entre elle et nos sérénités. Ainsi, va la routine de l'individu « slavarié ». Si l’on peut considérer qu'il est moral, juste, et responsable de gagner son pain à la sueur de son front, j'aimerais tout de même demander aux acteurs de la finance spéculative, jusque où et dans quelle mesure tout cela peut-il aller ?
Il semble exister un lien assez comptable entre notre rendement, nos compétences, nos diplômes avec nos revenus. Mais ce rapport se réduit au fur et à mesure qu'augmente la rareté de l'emploi et la détresse sociale. Il me semble alors injuste et absurde qu'il faille encore gagner « le pain à la sueur du front », sans chercher à changer de logiciel dans un monde professionnel qui change perpétuellement de règles. À la longue, je me demande combien de gouttes de sueur devront tomber de nos fronts pour faire 1 Euro ?
Sur un autre plan, jusqu'où va-t-on encore nous demander de brader nos efforts, nos droits et notre temps de vie, aux profits des intérêts d'une « bullshit-speculation », et surtout dans le cadre d'une « bullshit-relevance » qui dégrade dramatiquement notre environnement. La logique de ce modèle pousse les hommes à une seule trame : métro, boulot, dodo, caveau.
Dans ce monde absurde que nos inconsciences et nos immobilismes ont laissé se créer. ce n'est pas marche ou crève, c'est marche et crève !
Nous avons pour mission de changer les choses. Non seulement pour nous mêmes, mais pour nos enfants et les générations d'après. Car si la vie est déjà compliquée et absurde pour nous, si on nous demande de détruire notre nature, notre existence, notre liberté et bien d'autres choses pour satisfaire de la myopie de comptable au service d'une idéologie prédatrice et inconsciente, comprenez qu'il en sera de même et bien pire encore pour les générations d'après.
Notre génération a la charge d'une mission historique, pire, anthropologique. Car de la suite des événements se décidera de la continuité ou non de l'espèce humaine. Si elle se tourne vers la sagesse, elle survivra, autrement, elle disparaîtra.
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